Interview de Jean-Marc Lofficier

 


Les spectateurs avides d’aventures de super-héros ont remarqué que leurs personnages favoris explorent ces derniers temps les limites de l’espace-temps et de la réalité, dans les séries WandaVision ou Loki, ou dans les prochains films consacrés à Spider-Man ou Doctor Strange. Les lecteurs de longue date, quant à eux, s’amusent à repérer de nombreux détails, parmi lesquels trois silhouettes mystérieuses, celles des Time Keepers, les Gardiens du Temps peuvent leur rappeler de bons souvenirs. Derrière ce trio d’entités temporelles, ainsi que derrière le concept de « Nexus de la réalité », il y a un homme, un scénariste que les amateurs connaissent bien. Son nom ? Jean-Marc Lofficier. Ce touche-à-tout multicasquette, tour à tour agent littéraire, scénariste, écrivain ou éditeur (il chapeaute le catalogue Hexagon Comics qui abrite tout une armée de super-héros français) est également un passionné de culture pop, qui prend le temps de parler avec nous de ses apports à l’univers Marvel, des apports aujourd’hui au centre de la série télévisée Loki !

 

Bonjour Jean-Marc, tu as plusieurs casquettes : agent, scénariste, écrivain, éditeur. Pour les lecteurs qui ne connaîtraient qu’un pan de ta carrière à multiples facettes, peux-tu te présenter, et resituer ton rôle dans le catalogue Marvel ?

Pendant les années 1980 et 1990, j'ai écrit beaucoup de scénarios chez DC et Marvel, le plus souvent (mais pas toujours) en collaboration avec Roy Thomas, Marv Wolfman, Len Wein ou Gerry Conway. Parfois seul (ou avec ma femme Randy) également. J'ai ainsi fait du Superman, Teen Titans, Firestorm, Blue Beetle, Arak et Deathstroke chez DC, et Dr. Strange, What if? et Code: Blue chez Marvel, et d'autres séries chez Malibu, Dark Horse, Topps, etc. 

Chez Marvel, plus spécialement, ma principale contribution a été à l'univers du Dr. Strange, pour lequel j'ai créé ou recréé les origines de bon nombre de personnages ou d'éléments essentiels tels Mordo, Dormammu, le Darkhold, Brother Voodoo, etc. 


Avec Roy Thomas, tu as contribué à développer les Time Keepers, que l’on voit dans la série télévisée Loki. Comment tout cela s’est passé ?

Dans le cas des Time Keepers - Gardiens du temps, non ? - comme souvent chez Marvel, c'est une histoire en forme de pièce montée ! En 1979, dans Thor #282, Mark Gruenwald avait - je ne sais pas trop pourquoi ? - introduit dans une case, vus de dos, trois personnages anonymes venus de la Fin des Temps qui avaient partagé leurs secrets avec Kang/Immortus. Personne après lui n'avait réutilisé, ou même mentionné, ces trois personnages durant une bonne décennie.

Quand Roy reprit la direction de Avengers West Coast, il hérita d'une intrigue qui avait été lancée par John Byrne, dans laquelle Immortus manipulait divers personnages de l'Histoire, dont la Sorcière Rouge. On ne savait ni le pourquoi, ni le comment de la chose. L'une des premières choses que Roy fit fut de me demander de résoudre cette intrigue. J'écrivis donc pour le #61 (publié en 1990) de AWC plusieurs pages de « flashback » pour expliquer tout ça.

Les deux choses que j'introduisis dans ces pages, et qui ont pris de l'importance depuis, sont : en premier lieu, je tirai les trois personnages de Mark de l'oubli et les baptisai du nom de « Time Keepers » en précisant un peu leur fonction. (J'avais déjà une idée de leurs origines, que je projetai de développer plus tard, dans ce qui devint « TimeQuake ») ; et ensuite j'allai chercher le personnage de Leonard Tippit introduit par Harlan Ellison & Roy dans Avengers #101, je concrétisai la notion de « Nexus », personnages-clés de la ligne temporelle, et je fis de Wanda un « Nexus » - une idée qui a été depuis aussi reprise dans WANDA VISION.

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Les « Gardiens du Temps » sont nommés dans Avengers West Coast, durant la saga où Wanda est clairement présentée comme un « Nexus de la Réalité ».


Les Time Keepers sont des entités temporelles d’une telle puissance qu’ils constituent des obstacles de taille pour les héros, mais sont aussi un outil bien pratique pour les scénaristes qui peuvent ainsi manipuler la continuité, non ?

En l'occurrence, le problème était lié à l'enthousiasme de Byrne qui avait démarré une intrigue qui aurait sans doute été excellente, et différente de ce que j'ai imaginé, mais qui n'avait pas partagé ses intentions à ce sujet, ni avec “l'editor” du titre, ni avec Roy. Le concept des Time Keepers permettait de solutionner tout ça de manière assez propre, et même de fournir un tremplin pour ce qui devint « TimeQuake ». Comme je n'aime pas créer des personnages totalement neufs pour Marvel, j'ai eu l'idée de repêcher ces trois persos inventés par Mark et abandonnés depuis lors. Mais il est certain que s'il n'y avait pas eu la problématique de cette intrigue à boucler, les Time Keepers n'existeraient pas !

 

On retrouve nos amis les Time Keepers dans une saga que personnellement j’aime beaucoup, mais qui demeure à ma connaissance inédite en France. Il s’agit de « TimeQuake », publiée dans la deuxième série What If? C’est un peu une rareté, parce que d’ordinaire cette série propose une histoire à chaque numéro. Et là, avec Roy Thomas, tu as créé un récit à suivre. Peux-tu nous en raconter la genèse ?

Le numéro de Avengers West Coast #61 appelait une suite, c'était évident, et délibéré ! Roy et moi avions déjà fait trois What If? ensemble qui avaient eu beaucoup de de succès (les #15, #19 et #24). Donc, dès la fin de l'histoire dans Avengers West Coast, j'avais rédigé un « pitch » destiné à devenir « TimeQuake » pour une série de cinq What If? qui ne seraient pas, comme d'habitude, déconnectés de l'univers 616 de Marvel, mais qui auraient un impact sur celui-ci.

Ce pitch reposait sur trois éléments de base :

1) présenter l'origine des Time Keepers, que je rattachai à une histoire publié dans Thor #245 écrite par mon ami Len Wein, qui mettait en scène trois autres personnages remarquablement similaires provenant aussi de la Fin des Temps, baptisés Time Twisters - pour moi c'était l'expression du What If? ultime de la Fin des Temps : Time Keepers ou Time Twisters ?

2) Je rattachai tout ça à la TVA de Walt Simonson, faisant du créateur des Keepers/Twisters le dernier dirigeant de la TVA. J'avais même inventé une idée -- qui fut coupée du dernier numéro de « TimeQuake » parce que jugée peut-être pas assez sérieuse, mais qui, de mon point de vue, collait assez bien à l'aspect satirico-bureaucratique de la TVA, à savoir que les Keepers/Twisters étaient en quelque sorte l'incarnation du plan de retraite de la TVA.

3) l'intrigue de base était hyper-simple : Immortus éliminait des Nexus pour empêcher ou démolir l'existence des Time Keepers et devenir ainsi Calife à la place du Calife - un peu le même plan que Loki dans la série télé actuelle.

 

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Les Time Keepers face à Immortus au début de la saga « TimeQuake ».


Dans « TimeQuake », j’aime particulièrement la cinquième et dernière partie, où l’on peut revoir des versions alternatives des Quatre Fantastiques déjà aperçues dans des What If? précédents. Avec Roy Thomas, vous mettiez de la continuité dans une série qui, justement, contredisait la continuité officielle. Plutôt frondeur, non ?

L'idée était justement d'attirer les lecteurs de la continuité officielle (616) vers un titre qui l'ignorait. De ce point de vue là, ça a d'ailleurs plutôt bien marché !

J'avais décidé de réutiliser, dans « TimeQuake », « nos » variantes des héros de Marvel : Roy était à l'origine des « Fantastic Five », et c'était moi qui avais imaginé les « Cosmic Avengers » et « Wolverine Lord of the Vampires ». Donc trois des cinq numéros reprenaient et poursuivaient des concepts que nous avions créés.

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Mobius, qui emprunte son look au scénariste Mark Gruenwald, pris entre les Time Twisters et les Time Keepers !


Je suis très fier du dernier numéro que Roy a excellemment dialogué, car j'avais joué à fond sur l'aspect bureaucratique de la TVA, contrastant cela avec tout le sérieux du Gardien, et « notre » Mobius, obsédé par ses posters (que l'on retrouve dans la série télé !) et ses t-shirts, est à mon humble avis désopilant. 

J'aurais aimé conserver la fin d'origine avec le Plan de Retraite, et avoir un peu plus de pages pour mieux espacer tout ça, mais bon, on n'a pas toujours tout ce qu'on veut !

 

Les Time Keepers apparaissent dans la série télévisée Loki. Quel est ton sentiment en les voyant à l’écran ?

Extraordinaire ! Je suis d'ailleurs persuadé qu'ils n'existent pas dans le MCU et la conclusion de la série révélera que tout ça est comme le Magicien d'Oz, une vaste supercherie. On verra si j'ai tort ou raison. Aussi, je trouve curieux qu'il n'y ait pas d'extraterrestres (ou tout au moins d'humanoïdes non terrestres) dans la TVA du MCU. C'est assez vrai dans les comics aussi, mais pas dans « TimeQuake ». Le dernier directeur de la TVA est visiblement un extraterrestre.

 

Supercherie ou non, l’avenir nous le dira


Roy et toi êtes-vous crédités pour le développement de ces personnages ?

Pas encore, sauf sur le site Marvel Appendix, mais Marvel va corriger le tir. Tout ça est tellement compliqué !

 

Selon toi, en matière de rémunération et de reconnaissance, le système est-il favorable aux auteurs de bande dessinée, qui constituent aujourd’hui le département « recherche et développement » de l’audiovisuel ?

Cela dépend si on voit la partie du verre qui est à moitié pleine ou à moitié vide... D'un côté, les rares procès qui ont lieu ont toujours bénéficié aux éditeurs. De l'autre, Stan Lee a fini sur la liste des hommes les plus riches des USA... Mes amis Roy Thomas, Marv Wolfman, Len Wein (Wolverine !), Gerry Conway, ont tous reçu des sommes considérables de Marvel et DC... Auraient-ils dû toucher plus ? Sans doute. Et puis ces sommes ne sont pas transmissibles aux héritiers... Tant pis pour les veuves et les enfants ! C'est un vaste sujet.

 

Avant cet entretien, tu me disais que, selon toi, Loki, c’est « Docteur Who avec un budget ». Peux-tu expliquer un peu ?

Absolument ! D'abord c'est une histoire compliquée de voyages dans le temps, avec beaucoup d'humour. Ensuite, la pseudo-Sylvie n'est pas sans rappeler Jodie Whitaker, l'actuelle Doctor, et ses échanges dans le dernier épisode avec le Loki-Variant sont du pur Doctor Who, période Moffatt. Et puis il y a même des scènes tournées dans ce qui ressemble à une carrière abandonnée, des courses désordonnées dans tous les sens, et des problèmes de vraisemblance scénaristique (par exemple : pourquoi une lune ? Pourquoi un train ? Pourquoi une arche à l'autre bout de la planète ? Pointée en plus en direction de la planète qui va les écraser ?) tout à fait caractéristiques de Doctor Who. Mais bien sûr il y a le budget d'une production Marvel derrière. 

 

Dans l’univers Marvel, qui dit voyage dans le temps dit mondes parallèles. Bruce Banner et l’Ancien ont bien discuté de cet aspect dans Avengers: Endgame. Selon toi, les mondes parallèles, c’est l’avenir du Marvel cinématographique ?

Je le crois, oui. Voir le récent succès du dessin animé sur le Spider-Verse. Et à mon avis, ils préparent le terrain pour Secret Wars (le dernier, pas ceux de Jim Shooter). Ça va être assez cataclysmique !

 Un objectif qui serait très ambitieux


Les rumeurs annoncent que, dans le prochain film Spider-Man, d’anciens acteurs vont reprendre leur rôle. On s’achemine vers la rencontre entre plusieurs versions des héros incarnées par différents acteurs. Le « multivers » serait-il donc un moyen de préserver les personnages et les licences même quand l’acteur vieillit, tout en étant une source d’histoires nouvelles ?

In fine, c'est le seul moyen de faire perdurer les franchises, sans totalement oublier ou négliger les vieux fans. Regarde le Crisis qui est passé à la télé : on y retrouvait même des personnages du Batman des années 1960 et de Birds of Prey. Ça coûte pas cher, ça fait plaisir à tout le monde, et c'est libérateur pour les scénaristes. Le ou les univers BD deviennent un buffet libre-service, et ils y piochent ce qui les arrange.

De toute façon, le cinéma d'auteur a émigré vers le streaming ; la pandémie n'a fait que renforcer ça. Donc le cinéma en salle va être surtout consacré à de grosses productions style Marvel. Là où Marvel se distingue des autres - je pense à DC en particulier, côté films d'ailleurs, plutôt que TV - c'est qu'ils connaissent leur univers. Donc ils ont une longueur d'avance sur les autres. On peut ou non critiquer certains choix artistiques ou valeurs de production (je pense à Inhumans), mais ils savent ce qu'ils font scénaristiquement parlant. On n'a pas cette impression en regardant la majorité des projets labellisés DC.

 

Avec une série animée What If? ou un film Eternals, l’offre se diversifie. Quels sont les projets que tu attends le plus ?

Le second Dr. Strange bien sûr ! C'est après tout mon personnage préféré de l'Univers Marvel, et Cumberbatch est remarquable dans le rôle. En plus, on va retrouver Wanda post-Wandavision, ce qui me réjouit d'avance.

 

Parmi toutes les idées que tu as développées pour Marvel et DC, y en a-t-il certaines que tu espères voir surgir à l’écran plus que d’autres ?

Ce serait amusant de voir Captain Tyger le corsaire, mais c'est tellement obscur que je n'y compte pas trop. Leur Mordo est totalement différent du mien, mais j'aimerais bien voir ma version de Dormammu et Umar. Aussi, si c'est Gerry qui l'a introduit dans l'univers Marvel, c'est moi qui ai chroniqué l'histoire du Darkhold, et de la famille Montesi, mais j'imagine mal comment ils pourraient se servir de ça sans faire mourir le public d'ennui ! :-) 

 

Marvel comics va semble-t-il aussi replonger dans le passé du Darkhold 

Pour conclure, tournons les projecteurs vers les héros du catalogue Hexagon, dont tu es le principal artisan. Peux-tu nous faire une présentation de cet univers ?

Hexagon Comics, c'est grosso modo le successeur de fait des Éditions Lug, fondées en 1950 par Marvel Navarro et Auguste Vistel, qui ont publié pendant près de cinquante ans divers magazines de BD au format poche vendus en kiosque. C'est eux qui ont été les premiers à importer du Marvel en France avec Fantask, puis Strange. Mais ils publiaient également tout un tas de BD originales, créées pour eux par des dessinateurs italiens payés en pigistes à la page. Certaines sont assez connues comme par exemple Zembla ou Wampus ; d'autres beaucoup moins, mais il y a quand même plus de trois cents séries !

Après la faillite du dernier successeur en 2003, avec un associé, j'ai contacté tous les artistes que j'ai pu trouver, ou leurs héritiers, et on a ainsi fondé une asso dont le but était de pérenniser leur travail, tant sous la forme de rééditions sous le format des Marvel Essentials ou DC Showcase que sous celle de suites, de développements et de mises à jour des personnages. On avait déjà commencé en 2001-2003 avec Thierry et toi sous Semic, puis, après un bref interlude avec Wanga, sur Strangers, j'ai continué seul à partir de 2009-2010.

 

Peux-tu nous parler de ton actualité de scénariste et d’éditeur ?

Hexagon est lentement en train de se faire une toute petite place aux États-Unis (et vu la toute petite place qu'on occupe en France, ce n'est pas si différent !) car on édite mensuellement au moins un comic « moderne » en langue anglaise. On commence à avoir un noyau de fans fidèles, comme ici. On a eu quelques touches Hollywoodiennes - une option sur Bob Lance expirée depuis. En pratique, on continue le Garde et Kabur (sur 2021 - début 2022) et on reprendra Strangers après (donc 2023).

Aux États-Unis, je sors à l'automne un bouquin des TOP 100 personnages, assemblé par Romain d'Huissier. Ils sont friands de ce genre de choses. Ça nous fera connaître un peu plus.

Un grand merci à Jean Marc Lofficier pour avoir répondu à toutes nos questions.

Source:

Entretien réalisé par Jean-Marc Lainé

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