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Critique de Paris 2119

par bulgroz le ven. 1 févr. 2019 Staff

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Paris 2119

Au XIXe siècle, les récits de ce que l’on appellera plus tard « science-fiction » ou « anticipation » vantent quasi unanimement les mérites du sacro-saint Progrès. L’immense majorité des auteurs pensent alors que les avancées techniques et technologiques ne pourront qu’améliorer le quotidien des hommes et des femmes qui s’entassent dans les villes industrielles, meurent de maladies mal connues et perdent leurs enfants en bas âge.

L’apparition des premiers vaccins à la fin du XVIIIe siècle, le développement de la microbiologie au XIXe et plus tard celui des antibiotiques contribuent à ce qu’Umberto Eco appellera même la « [divinisation] de l’idée de progrès comme perfectionnement infini et sans retour ».

(Entretiens sur la fin des temps, 1998).

Certains, à l’image de Baudelaire, mettent cependant en doute le fait que le progrès soit positif en essence. Ils invitent à la prudence quant au fondamentalisme que cette confiance aveugle pourrait générer :

« (…) si un artiste produit cette année une œuvre qui témoigne de plus de savoir ou de force imaginative qu’il n’en a montré l’année dernière, il est certain qu’il a progressé. Si les denrées sont aujourd’hui de meilleure qualité et à meilleur marché qu’elles n’étaient hier, c’est dans l’ordre matériel un progrès incontestable. Mais où est, je vous prie, la garantie du progrès pour le lendemain ? Car les disciples des philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques l’entendent ainsi : le progrès ne leur apparaît que sous la forme d’une série indéfinie. Où est cette garantie ? Elle n’existe, dis-je, que dans votre crédulité et votre fatuité »(Curiosités esthétiques, 1855.)

Le XXe siècle se fait plus prudent quant aux avancées technologiques.

Les pollutions anthropiques, l’arme atomique, la surveillance de masse, l’eugénisme… toutes ces dérives procèdent de progrès indiscutables dans les transports, l’énergie, les communications ou la médecine !

Les récits de science-fiction évoluent alors, passant de l’optimisme béat à l’avertissement. Asimov, Bradbury, Herbert, K. Dick, Huxley, Orwell… Tous se sont attachés à mettre en garde leurs lecteurs contre les risques que nous encourons de détruire leur planète, d’exterminer le vivant et de perdre leur humanité. Tout cela ne profitant généralement qu’aux pouvoirs autoritaires dévoyant le progrès technologique à des fins de contrôle.

« Notre siècle a compris que le progrès n’est pas forcément continu et cumulatif. Il peut connaître des phases ascendantes et des revers »poursuit Umberto Eco.

Dans une interview, Zep déclare justement :

« Je pense que ceux qui ont inventé l’automobile ne se disaient pas : "c’est génial, on va pourrir la planète." On trouvait cela super au début (…). Je pense que la science-fiction a un peu ce rôle-là : (…) Annoncer : attention, là, ça pourrait mal tourner ! ».Une conception toute contemporaine des récits d’anticipation.

L’exemple donné par l’auteur est pertinent à plus d’un titre, d’abord car il est indiscutable que le développement de l’automobile a radicalement changé notre rapport au monde, ensuite parce que la voiture a contribué à la catastrophe écologique en cours, et enfin car l’un des thèmes communément partagés dans les récits d’anticipation est celui des transports. De Jules Verne à Christopher Nolan en passant par Méliès ou Hergé, les auteurs se sont souvent demandés comment voyager plus vite, plus loin et plus facilement.

Les trois cent dernières années furent rythmées par les révolutions dans ce domaine : le XVIIIe siècle est celui des fleuves et des ponts-et-chaussées ; le XIXe, celui de l’automobile, du bateau et du train tandis que le XXe siècle voit l’apparition des avions, des navettes spatiales et le perfectionnement des énergies utilisées pour mettre en branle tout cela.

Le XXIe siècle, lui, n’a pas encore connu de révolution dans ce domaine. Certes, nos avions et nos bateaux sont de plus en plus gros mais nous n’avons pas inventé de nouvel outil pour nous déplacer, quant à moins polluer… Si nous sommes capables d’imprimer des armes en 3D et des photos sur des tranches de fromage - le tout depuis son canapé -, le hoverboard promis par Robert Zemeckis a déjà quatre ans de retard ! Je n’ai aucune idée de ce que dirait Baudelaire des trottinettes électriques mais je sais comment Jules Verne imaginait le métro parisien en 1960 :

« Les maisons riveraines [du métro] ne souffraient ni de la vapeur ni de la fumée, par cette raison bien simple qu’il n’y avait pas de locomotive. Les trains marchaient à l’aide de l’air comprimé (…).

Un tube vecteur, de vingt centimètres de diamètre et de deux millimètres d’épaisseur, régnait sur toute la longueur de la voie entre les deux rails ; il renfermait un disque en fer doux qui glissait à l’intérieur sous l’action de l’air comprimé à plusieurs atmosphères et débité par la Société des catacombes de Paris. Ce disque, chassé avec une grande vitesse dans le tube, comme la balle dans la sarbacane, entraînait avec lui la première voiture du train » (Paris au XXe siècle, 1863).

Zep et Bertail s’inscrivent parfaitement dans cette tradition de la science-fiction. D’après Paris 2119, les progrès technologiques ne manqueront pas, au XXIIe siècle : enseignement, sexualité, loisirs ou alimentation, la technologie a investi tous les aspects de la vie quotidienne. Et si certaines trouvailles font rêver, les auteurs l’ont bien compris, ils s’attachent méticuleusement à les déconstruire une a une, en exposant leur Black Mirror.

Par exemple, en 2119 le réchauffement climatique a enfin été stoppé, grâce à la désinfection de l’atmosphère. MAIS le climat ne s’en est pas remis puisque il pleut en permanence. C’est dans ce « mais » que réside tout l’intérêt de l’exercice.

L’invention majeure sur laquelle repose tout le récit est une fois encore à chercher du côté des transports : la téléportation individuelle est accessible au plus grand nombre grâce aux cabines Transcore. Encore une fois, qui n’a jamais rêvé d’une telle chose ? Pouvoir se rendre instantanément où on le souhaite. Rendant ainsi tous les autres moyens de locomotion obsolètes… (sauf le Hoverboard de Mc Fly).

Le métro à air comprimé de Jules Verne n’a pas existé ; subsistent les bonnes vieilles rames de la RATP qui fonctionnent toujours mais utilisées uniquement par les marginaux et les rebelles réfractaires aux promesses de cette nouvelle société de l’instantané. Tristan Keys est le personnage principal, il fait partie de la deuxième catégorie et par conséquent, de la première.

Kloé, sa compagne, se sent parfaitement à l’aise avec l’environnement ultra-sécurisé de la capitale qu’elle quitte régulièrement pour l’autre bout du monde, aussi facilement qu’elle commande à manger à son synthétiseur. Tristan est blanc, elle est noire, tout cela concourt à la formation d’un binôme sur le mode yin-yang un peu trop explicite à mon goût, mais pourquoi pas. Cela permet de proposer une très belle première de couverture.

Nous n’en saurons que très peu sur les différents personnages, le strict minimum concernant leurs professions, aucune information sur leurs familles, leurs amis ni sur leurs loisirs. L’essentiel du récit étant consacré à l’enquête effrénée de Tristan, témoin d’une scène bien étrange à la sortie d’une cabine Transcore… Car vous l’avez deviné, la téléportation n’est peut-être pas le rêve promis. De quoi vous faire aimer le métro parisien ! On regrettera ce manque relatif de caractérisation des personnages, mais le choix d’orienter Paris 2119 du côté de l’action et du suspens en fait un page-turner quasi impossible à lâcher.

Au dessin, Dominique Bertail Bertail – qui ne cache pas les influences d’Enki Bilal - livre un travail délicat à l’unisson du scénario : sombre et lumineux à la fois. Les nuances de gris retranscrivent visuellement ces sentiments partagés vis-à-vis des avancées technologiques. Il nous dévoile un Paris fracturé de différentes manières et l’on sent sans peine le plaisir qu’il prend à dessiner la capitale ainsi que la critique qu’il fait de la muséification de celle-ci.

Les monuments emblématiques sont protégés par des sortes de champs magnétiques, abritant de la pluie celles et ceux qui vivent, travaillent et prennent du bon temps près d’eux. A l’inverse, les populations les plus précaires n’ont d’autres choix que de se construire des abris de fortune à même le sol.

« L’art contemporain » est omniprésent. Comme un cancer, il s’empare des lieux historiques pour les transformer en figures abstraites, géométriques et agressives, il rappelle aux passants qu’ils n’ont rien à faire dans la rue et que la notion d’espace public est devenue anachronique. Un travail de sabotage remarquable, à ranger aux côtés de celles et ceux qui travaillent à rendre les dispositifs anti-SDF « design ».

Dans le n°68 de la revue CinémAction, Claude Billard établit trois définitions du genre SF au cinéma. Si Paris 2119 s’inscrit sans peine dans chacune d’entre-elles, c’est en particulier à la troisième que je la relie. Pour l’auteur :

« la science-fiction exploite les limites de l’impossible du monde techno-scientifique et en profite pour analyser l’image que l’homme se fait de lui-même »

Les auteurs parviennent en effet à nous faire rêver en rendant réelles des innovations technologiques qui resteront probablement à jamais à l’état de fantasme (voir les explications - en BD, tant qu’à faire ! - de Marion Montaigne concernant l’impossibilité de la téléportation, dans le premier tome de Tu mourras moins bête) MAIS, le propos est évidemment ailleurs…

La vision que les auteurs ont du futur a de quoi terrifier, même si elle ne me semble pas révolutionnaire puisque nous avons fait entrer l’adjectif « orwellien » dans le langage courant.

Ce qui est vertigineux en revanche, c’est de se dire qu’il y a sûrement autant de différences entre le Paris de 2119 et celui de 2019, qu’entre le Paris de 2019 et celui 1919… soit moins de quinze ans après la mort de Jules Verne (qui n’aura jamais vu de métro à air comprimé).

En bref

Paris 2119 est une très bonne surprise au rayon science-fiction. Un one shot qui, sans être révolutionnaire, se lit d’une seule traite et nous met en garde contre les dérives de la société de l’instantané. A lire !

9
Positif

Un vrai bon récit de SF

Une écriture haletante

Un super univers graphique

Quelques bonnes trouvailles du futur

M’a donné envie de prendre le métro

Negatif

Un couple un peu trop évident

Des personnages pas assez développés

M’a donné envie de prendre le métro

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