Ody-C : En route vers la distante Ithicaa
Adapter L’Odysée n’est pas franchement une idée révolutionnaire. Les relectures de l’œuvre d’Homère sont nombreuses et concernent absolument toutes les formes d’expressions artistiques. Elles cherchent parfois à respecter le plus strictement possible la version originale ou au contraire à rendre plus accessible le récit : moderniser la forme sans altérer le fond, un sacré défi…
Spontanément, quand j’entends parler d'une « relecture contemporaine de L’Odyssée », je pense tout de suite à O’Brother, film génial au cours duquel les frères Coen adaptent très librement le voyage d’Ulysse ainsi que le roman éponyme de James Joyce (lui-même une adaptation très libre).
Si les choix opérés par les frères Coen amènent une œuvre divertissante, pop et grand public, Matt Fraction (qu’on connait chez Glénat pour Sex Criminals) nous livre avec Ody-C, une version futuriste, hallucinée et très proche du texte original, pourtant il n’hésite pas à s’en détacher, voire à effectuer des croisements avec d’autres récits.
Soyons clairs, Ody-C est un comicbook exigeant. Et pour plusieurs raisons :
Le déroulé du récit suit l’original, on établit sans peine des rapprochements avec les passages les plus connus (le cheval de Troie, le cyclope…) tandis que, n’ayant pas précisément L’Odyssée en tête, je n’ai pas pu effectuer toutes les correspondances. Les noms des personnages, des lieux ne sont ni tout à fait les mêmes, ni totalement différents, d’où une certaine confusion.
Cela dit, nul besoin d’être un expert d’Homère pour apprécier Ody-C, il suffit par moment d’accepter de se laisser porter, quitte à se perdre un peu parfois. Surtout dans le dernier tiers, pour ma part.
Exigeant ne veut pas dire « élitiste » pour autant... C'est la réussite de Matt Fraction.
La narration m’a également laissé un sentiment d’étrangeté sans que je parvienne à dire pourquoi dans un premier temps. Ce n’est qu’après quelques pages que j’ai réussi à mettre le doigt dessus : les bulles sont très peu nombreuses, la narration off est omniprésente et la quasi-totalité des dialogues sont rapportés par un narrateur externe utilisant de nombreux verbes de paroles. (Exemple : « Il est difficile de changer son mode de pensée » dit le plus grand).
Si ce parti pris peut-être déroutant au début, il permet en réalité d’accorder une grande importance au texte. Matt Fraction adopte en partie les codes littéraires d’Homère (division en « chants », qualificatifs presque systématiques après le nom d’un personnage…) tout en utilisant largement tout le registre de la science-fiction (son récit prend place au XXVIe siècle) ! Un tour de force que la traduction a su - il me semble - bien prendre en compte.
Des personnages que nous connaissons pourtant bien (Zeus, Poséidon, Ulysse, Énée…) sont totalement réinventés par les auteurs par un renversement des genres : les hommes ont quasiment tous disparus du récit, remplacés par des femmes ou par des êtres androgynes. Un choix apparemment anodin mais qui permet en réalité de réinventer un univers en profondeur et de donner une vision tout à fait neuve et contemporaine de la mythologie grecque.
Le psychédélisme des dessins très colorés de Christian Ward, contribue à la création d’un univers à mi-chemin entre une SF un peu old school et un trip sous champignons résolument futuriste. Si certaines pages sont vraiment excellentes, il y a un je-ne-sais-quoi dans certaines cases qui m’a déplu sans que je parvienne à l’identifier… Une colorisation parfois trop facile et criarde ? Des proportions hasardeuses par endroits ? Un sentiment d’inachevé ? Je suis sûrement trop dur… Quoi qu’il en soit, le fond et la forme de l’œuvre fonctionnent en parfaite harmonie et cette impression étrange est peut-être simplement voulue par le dessinateur ?
Comme je le disais plus haut, Ody-C est une œuvre exigeante, il faut accepter parfois de plonger dans le délire hallucinatoire des dessins ainsi que dans l’écriture de Matt Fraction qui en réalité est d’une rigueur formelle exemplaire ! Une fois qu'on a intégré la mécanique narrative et les codes mis en place, on est emporté sans problème en se demandant si ce sont les dialogues qui accompagnent les images ou l'inverse...
Les deux auteurs parviennent à créer une œuvre complexe grâce à une maîtrise évidente du texte original ; rappelant ainsi qu’au VIIIe siècle av. J.-C., Homère posaient tranquillement les bases du récit d’action et d’aventure. Des bases tellement solides que Matt Fraction peut s’appuyer dessus pour donner une nouvelle dimension à la bande dessinée et à la manière d’aborder la narration, y compris dans les nombreuses scènes d’action parfois ultra-violentes (l’épisode du cyclope est parfaitement mené). Un grand travail de création auquel Glénat rend hommage en ayant fait le choix d’une édition Omnibus.
En bref
Ody-C est à la fois un travail remarquable d'adaptation et de réflexion sur le genre littéraire qu'est la BD. C'est une oeuvre exigeante mais accessible, à condition d'accepter ce que les auteurs ont à nous proposer. Cette fraîcheur partie d'un texte de presque trois mille ans est étonnante !
Positif
Un énorme travail d'adaptation
Des dessins hallucinants et hallucinés
Un parti pris narratif étonnant
Une oeuvre intelligente et poétique à tout point de vue
Une belle édition
Negatif
Quelques passages abrupts (qu'il faut accepter)
Des dessins parfois inégaux
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