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Critique de Providence #1

par Jack! le mar. 12 avril 2016 Staff

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Je ne suis pas un grand connaisseur de l'œuvre d’Howard Phillips Lovecraft. J'ai bien lu quelques unes de ses nouvelles, majoritairement celles liées au ''Mythe de Cthullu'' (c’est en tout cas ce que dit le titre) mais je n'ai jamais creusé, plus par manque de temps que par désintérêt. Je sais donc reconnaître un clin d'œil lorsque je le vois passer mais lorsqu'il s'agit de toute une réappropriation... Oui, je perçois les motifs que se réapproprie l'auteur dans Providence : un jeune marginal instruit poursuivant des « on-dits » colportés par des malades mentaux ou des paysans, à la limite de l’anthropomorphisme ; et un mal indicible qui prospère et dont on a peur de tirer la tentacule au risque de découvrir la véritable horreur qui se cache au bout. Mais est-ce que cette faible connaissance me permet de juger la qualité de l’oeuvre ? Qu'à cela ne tienne car le premier recueil de Providence par Alan Moore et Jacen Burrows recèle biens d'autres qualités, souvent à cheval entre fidélité et liberté par rapport à son inspiration. Car c'est dès l'introduction que Moore filoute en présentant Robert Black, un héros très ''Lovecraftien'' dans son attitude, ''le jeune marginal instruit'' sus-cité, tout en faisant du personnage la somme de tout ce qu'exècre le romancier : un juif, donc affilé à la religion judaïque, et homosexuel. De son coté, le scénariste a toujours fait l'éloge de l'Amour dans son sentiment le plus pure, sans faire de la disparité une barrière à son expression (que ce soit avec l'imprécis V ; l'avatar Prométhea ; ou la bête Hyde). Mais cette ''sexualisation'' du héros dans Providence pose plusieurs problèmes : d'abord, dans un effet de miroir vis-à-vis de l'œuvre foncièrement ''asexuée'' de Lovecraft (telle que la résume M. Houellebecq) et, ensuite, parce que l'homosexualité aurait probablement été considérée comme une tare par un romancier qui fut le pure produit de la province/protestante/anglo-saxonne/blanche. Pour Alan Moore, il s'agit de présenter un nouvel archétype du marginal dont la distanciation avec le quotidien est caractérisée par un ''trait'' que Lovecraft n'aurait jamais pu alléguer. D'une certaine manière, Black est un personnage purement Lovecraftien (très fermé à ce qui vient d'ailleurs, mal à l'aise avec les mœurs métropolitaines, fermé d'esprit) mais qui est aussi profondément blessé par son occultisme personnel (les conséquences s'en font d'ailleurs sentir dès le premier épisode). Cette ambiguïté du caractère, on la retrouve aussi dans le travail rédactionnel dont Moore garnit chaque numéro sous la forme d'essais rédigés de la main du héros dans son journal intime, preuve de l'implication toujours impeccable fournie par l'auteur. Cette juxtaposition entre les deux récits permet de contraster les bonnes manières sociétales de l'époque en ré-examinant les évènements survenus à travers les yeux du héros, lorsqu'il s'exprime libre de toute contingence domestique. Elle dévoile d'ailleurs une nouvelle facette de Robert, plus odieux dans le fond. C'est le cas lorsqu'il explique avec mépris que les formulaires qu'il a acheté sont affreusement chers alors qu'il remerciait bassement le Docteur lors du paiement. Mais autrement que pour définir le héros, Moore profite aussi de ces interludes pour émuler le style du célèbre H.P. Lovecraft (on pourrait même essayer de ne lire que les interludes comme une histoire à part entière) ; peut-être même pour évoquer sa propre méthode de travail au détour des tentatives d'écritures de Black ; et étoffer un univers cohérent et riche avec, à l'instar de Watchmen, des suppléments que Robert récupère pendant son périple (comme des dessins, des extraits d'articles, des notes, des journaux, etc.). L'ambivalence de l'exercice d'adaptation nous permet pourtant de questionner la cohérence de l'univers réinterprété dans “Providence”. De fait, on peut se demander pourquoi Alan Moore s'évertue à présenter des protagonistes alternatifs (Robert Black à la place de Block ; Khâlid Ibn Yazîd remplace Abdul al-Hazred ; ou l'intervention d'un Dr. Alvarez plutôt que le Dr. Muñoz) alors qu'il s'attaque à la cartographie de l'univers imaginé par H.P. Lovecraft (non sans rappeler le concept d'hyper-œuvre Lovecraftienne chère au psychologue Dirk W. Mosig) ? Et là, je pense qu'il faut quêter l'une des raisons du coté des canulars puisque Lovecraft n'avait lui-même aucun mal à laisser planer le doute quant à la véracité de ses histoires, tout comme son confrère Edgard A. Poe. Dans “Providence”, l’auteur brouille les cartes, relève les faits au sein d'un univers inspiré et pourtant contre-référentiel pour s'amuser du lecteur. On est un peu dans le même cas de figure que celui qui ira chercher des informations sur le livre fictif « Sous le Monde » en parallèle au véritable « Le Roi en jaune », tous les deux cités successivement dans le récit. De cette manière, Moore joue avec les connaissances du lecteur le plus pointilleux, tout en lui remémorant la célèbre course au Necronomicon qui eut lieu à la fin du XIXème et au début du XXème siècle. Si on peut trouver un petit défaut à la série, c'est probablement sur l'aspect épouvantable affiché par l'auteur avant même la sortie du premier numéro et qui est plus ou moins constitutif des titres publiés par l'éditeur Avatar Press (ou gore, en tout cas). Le sentiment d'effroi est difficile à transposer en bande-dessinée. D'abord parce que le média ne peut pas jouer sur l'imagination du lecteur de la même manière qu'un roman, pas plus qu'il ne peut surprendre le spectateur au détour d'un son ou d'une image fugace comme lors d'un film. C'est la conséquence d'un média visuel imposé (contrairement au roman) que contrôle directement le lecteur (contrairement au cinéma) à mon sens. L'horreur ici, dite à la Lovecraft, c'est une question d'atmosphère, une lourdeur contrastée par l'incapacité du narrateur à voir dans quoi il met les pieds tandis que le lecteur aimerait bien lui dire de prendre ses jambes à son cou. Malgré une partie graphique fade dont Alan Moore parvient quand même à tirer partie avec son écriture de véritable horloger, l'atmosphère tendue, le jeu de piste embrouillé, ainsi que l'attention aux détails confèrent à “Providence” cet aspect d'œuvre mûrement réfléchie qu'on était en droit d'attendre de l'auteur, complet dans l'hommage rendu aux ''Yog sothoteries'' de H.P. Lovecraft et qui semble pourtant presque à contre-courant. Une lecture fascinante qui appelle la suite de sa grosse voix : « Ph'nglui mglw'nafh Cthulhu R'lyeh wgah'nagl fhtagn ! Iä Iä, Cthulhu fhtagn ! »

En bref

« Ph'nglui mglw'nafh Cthulhu R'lyeh wgah'nagl fhtagn ! Iä Iä, Cthulhu fhtagn ! »

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