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Critique de Bitch Planet #1

par bulgroz le sam. 25 juin 2016 Staff

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Même si depuis quelques années, les comics -et la BD en général- ne sont plus réservés aux seuls nerds, geeks et autres marginaux de la "culture légitime", il est rare que ses actualités et ses sorties trouvent un écho dans la presse généraliste, hors rubrique "pop culture" et hors sortie de l'énième "album-événement" de BD franco-belge dont le créateur est soit mort depuis le siècle dernier, soit en conflit avec ses ayants droit... D'ailleurs, le fait même que vous lisiez ce texte en est la preuve : les sites spécialisés sont notre premier réflexe (et ici, une très bonne idée), à nous, amateurs de BD. Pourquoi, dans ce cas, France TV, Le Point, Le Huffington Post et bien d'autres ont décidé de consacrer des articles, parfois maladroits, à Bitch Planet ? S'agirait-il de la bande-dessinée de l'année ? D'une œuvre originale et populaire, dans le sens où elle aurait trouvé un engouement hors-norme parmi la population ? Ou de la grande maîtrise des services de com' d'Image et de Glénat ? Sûrement un peu de tout ça. Le scénario de Bitch Planet prend place dans une société futuriste dans laquelle les femmes sont dominées par les hommes, majoritairement blancs. Une société dans laquelle elles n'ont qu'une préoccupation : la conformité. Elles doivent donc veiller à ne pas être ni trop grosses, ni trop maigres, ni trop extraverties etc. Si jusque-là, vous ne voyez pas le côté futuriste de l'intrigue, c'est normal. Ce dernier tient en trois lettres : EAC (Établissement Auxiliaire de Conformité), ou "Bitch Planet", une prison en orbite autour de la Terre, dans laquelle les "Non Conformes" sont enfermées, sans aucun espoir de retour. Dès le départ, et si vous avez lu la quatrième de couverture, la préface ou n'importe quel texte traitant de ce comic-book, le parti pris de l’œuvre apparaît clairement : traiter de la domination masculine, du sexisme et de la misogynie. Le racisme, l'âgisme, la religion et l'enfermement sont également au cœur même de Bitch Planet. Les auteurs entendent donc y critiquer notre société -car ne nous y trompons pas, c'est bien de notre société dont il est question- patriarcale, hétérocentrée et suprémaciste. L'ouverture des comics aux thèmes dits "sociaux" est certes récente mais pas nouvelle.Miss Marvel, Lady Killer, Jennifer Blood, Jessica Jones, Infinite Loop etc., sont autant de titres s'attaquant déjà à ces questions, mais la scénariste de Bitch Planet, Kelly Sue Deconnick (Captain Marvel, Avengers Assemble) franchit sans aucun doute un nouveau cap, en y allant au bazooka. Le bagage réflexif et les références des auteurs montrent bien que s'ils "profitent" sans aucun doute de cette nouvelle vague, leur motivation première reste indubitablement le discours féministe de l’œuvre, discours qu'ils parviennent à dérouler de manière cohérente, en l'appuyant par un excellent dossier à la fin du livre ou sur un ensemble de fausses publicités, franchement réussies. Les différents témoignages et les textes sur le féminisme abordent les questions liées à l'intersectionnalité aux États-Unis : comme les hommes, les femmes noires ont beaucoup plus de chance de finir en prison. Pourquoi à l'école, pour la même bêtise, une petite fille blanche sera "uniquement" réprimandée par la direction alors que sa camarade noire, devra s'en expliquer à la police ? Les textes nous amènent à repenser les questions de domination qui, comme un jeu de poupées russes, peuvent conduire les opprimé.e.s à être aussi oppresseur.e.s, à prendre en compte les violences policières comme une problématique féministe... Autant d'interrogations que je suis agréablement surpris de retrouver. Même si, ne nous leurrons pas, Bitch Planet est un comic-book, donc un produit marchand devant répondre aux injonctions financières éditoriales d'Image, outre-Atlantique. Si Bitch Planet n'est pas tout à fait politiquement correct, ce n'est pas non plus une œuvre révolutionnaire et radicale. Si en France, Glénat a tant misé sur ce titre (articles, interviews, distribution de tatouages) c'est principalement parce que l'éditeur pensait pouvoir le vendre, et pas par pure philanthropie. Dès les premières pages on nous donne à voir une grande diversité de corps féminins, nus, sous tous les angles. Ce sont des femmes jugées non conformes. En prenant le parti de commencer le récit de la sorte, les auteurs rompent avec les autres œuvres soit-disant féministes, dont les personnages correspondent aux canons de la beauté occidentale et publicitaire -voire même, les dépassent largement-. En résumé : des personnages hypersexualisés, pour des lecteurs masculins. De la même manière, la crudité du langage et la critique faite de la religion dès le premier chapitre nous font comprendre que non, il ne s'agira pas vraiment d'une œuvre politiquement correcte. Et heureusement. Valentine De Landro, le dessinateur, réalise également un travail remarquable, qu'il parvient à lier avec le discours de l’œuvre. Il y développe des styles tout à fait différents suivant les scènes exposées. Certaines couvertures rappellent les séries B de SF des années 1980 ; pendant de longs moments, le parti pris graphique penche du côté du polar, avec un usage important de noirs et d'ombrages, tandis qu'à d'autres, le noir disparaît complètement, au profit de couleurs très vives. On notera alors, une utilisation très intéressante de la trame, présente lors des flashback, et qui donne à voir des planches oldschool, dans le plus pur style comic pop art. Un style graphique qui se plaisait à représenter des femmes modèles, très blondes, très blanches, un genre utilisé dans la publicité notamment. A l'opposé total des personnages de Bitch Planet, ce qui crée un effet de rupture très pertinent : le pop art et ses dérivés ont connu un succès particulièrement intense dans les années 1950 aux USA, une époque pas vraiment connue pour sa tolérance vis à vis des noir.e.s et de la diversité humaine en général… Le tandem dessinateur-scénariste semble ici fonctionner à la perfection. Bitch Planet est un comic-book divertissant, que l'on parcours agréablement et que l'on referme avec pas mal de questions en tête : A quoi sert-il d'essayer de rendre "conforme" les femmes qui ne le sont pas, puisqu'il ne semble pas y avoir de retour possible sur Terre ? A quoi ressemble Bitch Planet de l'extérieur ? Quelle est la nature du régime politique en place ? Etc. Autant de questions qui seront, je l'espère, traitées plus tard.. Je suis d'ailleurs assez curieux de voir la suite, car si ce premier tome, par sa solidité, sa cohérence et son dossier, est une franche réussite, il ne sera sans doute pas possible d'arriver à ce résultat à chaque sortie en TPB de ce côté-ci de l'Atlantique. Espérons que les auteurs et les éditeurs n'aient pas grillé toutes leurs cartouches sur ce premier opus, et qu'ils aient envisagé un programme à long terme. Au risque de décevoir leurs lecteurs et lectrices qui se sont fait tatouer "NC" sur les bras un peu rapidement.

En bref

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