« Black Summer » (2008), « No Hero » (2009) et « Supergod » (2011) sont trois récits de Warren Ellis publiés initialement chez Avatar Press. Ils sont indissociables et ça tombe bien puisqu’ils sont réunis en VF au sein d’un unique et formidable volume par l’éditeur Hi Comics depuis le mois d’avril 2018. Comme on fait trois parties dans une dissertation, Warren Ellis nous propose trois histoires totalement indépendantes pour traiter des super-héros et du besoin qu’ont les hommes de se créer des entités supérieures. Dieux, prophètes, super-héros, dictateurs fascistes, monarques absolus… appelez-les comme vous voulez, le résultat est le même. Quand je dis « trois histoires totalement indépendantes » je ne suis pas tout à fait exact car si effectivement, leurs trames narratives le sont, ce n’est évidemment pas le cas du thème qui les lie, ni du discours que nous livre Ellis : les trois récits sont faits pour être lus les uns à la suite des autres et dans l’ordre de parution. Warren Ellis nous dit d’ailleurs à ce sujet que « Black Summer parle de super-héros bien trop humains. No Hero, de super-héros renonçant à leur humanité. Supergod, de super-héros qui ont perdu leur humanité pour devenir autre chose. » L’effet de gradation ne vous aura pas échappé. La trilogie va crescendo en commençant sur des bases triviales, des considérations cent pour cent humaines, et s’achève sur une apocalypse annoncée dont les contours ne sont pas perceptibles aux simples mortels... ******* « Black Summer » commence avec l’assassinat du président des États-Unis par John Horus, membre d’une équipe super-héroïque américaine. Le président est accusé de corruption et Horus (juge et bourreau) estime que son devoir de super-héros est d’y mettre un terme, de restaurer l’ordre, même si celui-ci doit passer par un régime totalitaire, meurtrier et dictatorial. D’ailleurs n’est-ce pas à peu près ce que les philosophes des Lumières appelaient le « despotisme éclairé » ? Théorie résumable par cette célèbre maxime de Voltaire : « Mais puisqu’on vous dit que c’est pour votre bien, bordel ! » Évidemment, ses anciens coéquipiers vont s’attacher à le faire descendre de son piédestal, au sommet duquel il est monté tout seul, sans demander à ses potes, ni avoir organisé d’élections. Vous avez dit « fasciste » ? Exactement. Mais qui est en tort ? Le super-déviant, les scientifiques lui ayant octroyé ses pouvoirs ou le peuple n’ayant rien fait pour tous les arrêter ? Eh bien c’est à mon sens l’une des principales questions que pose Warren Ellis dans cette première histoire. Constatons tout de même que « tort » est un terme masculin, à la fin de l’histoire on croit comprendre que l’humanité se porterait mieux si elle était gouvernée par des femmes. Cette histoire est énergiquement illustrée par Juan Jose Ryp qui, tout en soignant toujours les détails, prend manifestement un malin plaisir à dessiner des trucs qui explosent ou qui fument, ou les deux à la fois. C’est sûrement le récit le plus accessible de la trilogie et il n’est pas sans rappeler un certain Garth Ennis (lui aussi habitué d’Avatar Press) aux manettes de « The Boys », avec un pied en plus dans l’actualité car les allusions à la politique étatsunienne post-onze septembre sont nombreuses. ******* « No Hero » présente là aussi une équipe de supers, née dans les années 1960 (coucou les Watchmen !), grâce au FX7, un sérum permettant d’acquérir des pouvoirs dépendant de la personnalité de chacun. Ce sérum n’a rien d’anodin puisqu’il vous promet de passer par tous les stades de la souffrance avant de devenir - peut-être, un être supérieur… Autrement dit : membre d’un gang intouchable régnant sur le monde pour le compte d’un scientifique mégalomane. La question est ici de savoir jusqu’où nous serions prêts à aller pour faire le bien… Autrement dit : pour avoir des super-pouvoirs nous permettant de faire ce que nous avons décidé unilatéralement et que l’on vend sous la marque « intérêt collectif ». Vous avez dit fasciste ? aussi, oui. Ici, la critique du vigilantisme est cinglante, Warren Ellis s’attaque à la mythologie super-héroïque basée sur la délégation de la justice, la privatisation de l’ordre et encore une fois, il nous accuse tous de n’avoir rien fait pour l’empêcher, par facilité et par paresse. La fin de l’histoire est plus ambigüe que celle de Black Summer, Warren Ellis semble nous mettre en garde contre les milices qui dépensent beaucoup d’énergie à se rendre indispensables, et qui le deviennent de fait. Au dessin, toujours Ryp qui monte d’un cran dans le gore (un sacré cran, même !). Un peu moins d’explosions et de fumerolles, mais vachement plus de viscères, d’hémoglobines et d’os broyés. Mention spéciale au dessinateur pour les doubles pages montrant les phases hallucinatoires de la transformation en super-héros. Magnifique. ******* « Supergod » se place bien au-delà. Dans cette histoire les super-héros sont aussi des constructions humaines, volontaires ou non. En tout cas elles échappent complètement à notre contrôle puisqu’il n’est plus vraiment question de super-héros, mais de véritables divinités. (Dr. Manhattan peut-il être qualifié de super-héros ?) Le pitch est effroyablement simple : les grandes nations, pour se protéger les unes des autres, en sont arrivées à créer des dieux. Ils ont les traits et les attributs que l’on prête aux politiques et religions dominantes desdites nations : l’américain est un bidasse WASP, un Captain America zombie, celui venant d’Inde n’est qu’amour (mais un amour dévorant), l’Iranien est nucléaire et brille dans la nuit… Vous avez compris l’idée. La confrontation des intérêts nationalistes augmentée de la puissance de destruction de ces divinités est évidemment une source d’inquiétude pour nous, les humains. Il n’est plus question de fascisme ou d’autoritarisme, c’est le cadet des soucis de l’humanité en voie d’extinction. Avec « Supergod », Warren Ellis termine magnifiquement sa trilogie, c’est un final brillant au-delà duquel rien n’est plus possible. Critique des supers, de l’humanité, de la technologie incontrôlée, du nucléaire… tout y est. Juan Jose Ryp a passé son tour pour ce troisième récit, remplacé par Garrie Gastonny (ironiquement assez friand de super-héros dans ses productions persos). C’est plutôt une bonne chose, car ce changement de patte permet de créer une autre ambiance, un autre univers, coupé des deux premières histoires assez semblables dans le fond et dans la forme. ******* Dans cette trilogie, Warren Ellis critique sans aucun doute les super-héros, mais il ne faut pas mettre de côté le fait que ces derniers sont des constructions humaines. Puisque le super-héroïsme est acquis, il n’est pas une fatalité. CQFD. La critique se tourne davantage vers les responsables « actifs » de leur existence (les scientifiques principalement, à prendre au sens métaphorique) ou les responsables « passifs » : l’humanité qui n’a rien fait pour les rendre inutiles, et là c'est plus métaphorique du tout. Il serait incorrect de dire que sa trilogie est une œuvre misanthrope, elle n’est pas humaniste non plus, faut pas déconner. Mais elle a valeur d’avertissement, au même titre que « Transmetropolitan » par exemple. Si nous nous complaisons dans le nationalisme, la facilité, dans la délégation de pouvoir et dans le confort, alors il ne faudra pas s’étonner du retour de la bête immonde, même si elle porte un costume à la con. Au fond, Warren Ellis, comme Grant Morrison, Garth Ennis, Neil Gaiman ou Alan Moore (tous british), n’a de cesse de questionner la notion de pouvoir et de ses détenteurs (« The Autority », par exemple). Pas de « un grand pouvoir implique de grandes responsabilités ». Avec lui, c’est : « pas de pouvoir du tout » ! Hi Comics nous propose donc de (re)découvrir la trilogie dite « du surhomme », un ouvrage dans le plus pur style de Warren Ellis, auparavant éditée en VF par Milady en trois volumes indépendants. Pour 30€, la présente édition comporte de belles galeries de couvertures, et surtout trois récits politiques d’anthologie pour les amateurs de BD britannique qui ne mâche pas ses mots, le tout au sein d’un volume solidement relié et cartonné. Indispensable en ces temps d’overdose super-héroïque et de discours affligeants sur le nécessaire retour des « hommes forts ».

En bref

« Black Summer » (2008), « No Hero » (2009) et « Supergod » (2011) sont trois récits de Warren Ellis publiés initialement chez Avatar Press. Ils sont indissociables et ça tombe bien puisqu’ils sont réunis en VF au sein d’un unique et formidable volume par l’éditeur Hi Comics depuis le mois d’avril 2018. Comme on fait trois parties dans une dissertation, Warren Ellis nous propose trois histoires totalement indépendantes pour traiter des super-héros et du besoin qu’ont les hommes de se créer des entités supérieures. Dieux, prophètes, super-héros, dictateurs fascistes, monarques absolus… appelez-les comme vous voulez, le résultat est le même. Quand je dis « trois histoires totalement indépendantes » je ne suis pas tout à fait exact car si effectivement, leurs trames narratives le sont, ce n’est évidemment pas le cas du thème qui les lie, ni du discours que nous livre Ellis : les trois récits sont faits pour être lus les uns à la suite des autres et dans l’ordre de parution. Warren Ellis nous dit d’ailleurs à ce sujet que « Black Summer parle de super-héros bien trop humains. No Hero, de super-héros renonçant à leur humanité. Supergod, de super-héros qui ont perdu leur humanité pour devenir autre chose. » L’effet de gradation ne vous aura pas échappé. La trilogie va crescendo en commençant sur des bases triviales, des considérations cent pour cent humaines, et s’achève sur une apocalypse annoncée dont les contours ne sont pas perceptibles aux simples mortels... ******* « Black Summer » commence avec l’assassinat du président des États-Unis par John Horus, membre d’une équipe super-héroïque américaine. Le président est accusé de corruption et Horus (juge et bourreau) estime que son devoir de super-héros est d’y mettre un terme, de restaurer l’ordre, même si celui-ci doit passer par un régime totalitaire, meurtrier et dictatorial. D’ailleurs n’est-ce pas à peu près ce que les philosophes des Lumières appelaient le « despotisme éclairé » ? Théorie résumable par cette célèbre maxime de Voltaire : « Mais puisqu’on vous dit que c’est pour votre bien, bordel ! » Évidemment, ses anciens coéquipiers vont s’attacher à le faire descendre de son piédestal, au sommet duquel il est monté tout seul, sans demander à ses potes, ni avoir organisé d’élections. Vous avez dit « fasciste » ? Exactement. Mais qui est en tort ? Le super-déviant, les scientifiques lui ayant octroyé ses pouvoirs ou le peuple n’ayant rien fait pour tous les arrêter ? Eh bien c’est à mon sens l’une des principales questions que pose Warren Ellis dans cette première histoire. Constatons tout de même que « tort » est un terme masculin, à la fin de l’histoire on croit comprendre que l’humanité se porterait mieux si elle était gouvernée par des femmes. Cette histoire est énergiquement illustrée par Juan Jose Ryp qui, tout en soignant toujours les détails, prend manifestement un malin plaisir à dessiner des trucs qui explosent ou qui fument, ou les deux à la fois. C’est sûrement le récit le plus accessible de la trilogie et il n’est pas sans rappeler un certain Garth Ennis (lui aussi habitué d’Avatar Press) aux manettes de « The Boys », avec un pied en plus dans l’actualité car les allusions à la politique étatsunienne post-onze septembre sont nombreuses. ******* « No Hero » présente là aussi une équipe de supers, née dans les années 1960 (coucou les Watchmen !), grâce au FX7, un sérum permettant d’acquérir des pouvoirs dépendant de la personnalité de chacun. Ce sérum n’a rien d’anodin puisqu’il vous promet de passer par tous les stades de la souffrance avant de devenir - peut-être, un être supérieur… Autrement dit : membre d’un gang intouchable régnant sur le monde pour le compte d’un scientifique mégalomane. La question est ici de savoir jusqu’où nous serions prêts à aller pour faire le bien… Autrement dit : pour avoir des super-pouvoirs nous permettant de faire ce que nous avons décidé unilatéralement et que l’on vend sous la marque « intérêt collectif ». Vous avez dit fasciste ? aussi, oui. Ici, la critique du vigilantisme est cinglante, Warren Ellis s’attaque à la mythologie super-héroïque basée sur la délégation de la justice, la privatisation de l’ordre et encore une fois, il nous accuse tous de n’avoir rien fait pour l’empêcher, par facilité et par paresse. La fin de l’histoire est plus ambigüe que celle de Black Summer, Warren Ellis semble nous mettre en garde contre les milices qui dépensent beaucoup d’énergie à se rendre indispensables, et qui le deviennent de fait. Au dessin, toujours Ryp qui monte d’un cran dans le gore (un sacré cran, même !). Un peu moins d’explosions et de fumerolles, mais vachement plus de viscères, d’hémoglobines et d’os broyés. Mention spéciale au dessinateur pour les doubles pages montrant les phases hallucinatoires de la transformation en super-héros. Magnifique. ******* « Supergod » se place bien au-delà. Dans cette histoire les super-héros sont aussi des constructions humaines, volontaires ou non. En tout cas elles échappent complètement à notre contrôle puisqu’il n’est plus vraiment question de super-héros, mais de véritables divinités. (Dr. Manhattan peut-il être qualifié de super-héros ?) Le pitch est effroyablement simple : les grandes nations, pour se protéger les unes des autres, en sont arrivées à créer des dieux. Ils ont les traits et les attributs que l’on prête aux politiques et religions dominantes desdites nations : l’américain est un bidasse WASP, un Captain America zombie, celui venant d’Inde n’est qu’amour (mais un amour dévorant), l’Iranien est nucléaire et brille dans la nuit… Vous avez compris l’idée. La confrontation des intérêts nationalistes augmentée de la puissance de destruction de ces divinités est évidemment une source d’inquiétude pour nous, les humains. Il n’est plus question de fascisme ou d’autoritarisme, c’est le cadet des soucis de l’humanité en voie d’extinction. Avec « Supergod », Warren Ellis termine magnifiquement sa trilogie, c’est un final brillant au-delà duquel rien n’est plus possible. Critique des supers, de l’humanité, de la technologie incontrôlée, du nucléaire… tout y est. Juan Jose Ryp a passé son tour pour ce troisième récit, remplacé par Garrie Gastonny (ironiquement assez friand de super-héros dans ses productions persos). C’est plutôt une bonne chose, car ce changement de patte permet de créer une autre ambiance, un autre univers, coupé des deux premières histoires assez semblables dans le fond et dans la forme. ******* Dans cette trilogie, Warren Ellis critique sans aucun doute les super-héros, mais il ne faut pas mettre de côté le fait que ces derniers sont des constructions humaines. Puisque le super-héroïsme est acquis, il n’est pas une fatalité. CQFD. La critique se tourne davantage vers les responsables « actifs » de leur existence (les scientifiques principalement, à prendre au sens métaphorique) ou les responsables « passifs » : l’humanité qui n’a rien fait pour les rendre inutiles, et là c'est plus métaphorique du tout. Il serait incorrect de dire que sa trilogie est une œuvre misanthrope, elle n’est pas humaniste non plus, faut pas déconner. Mais elle a valeur d’avertissement, au même titre que « Transmetropolitan » par exemple. Si nous nous complaisons dans le nationalisme, la facilité, dans la délégation de pouvoir et dans le confort, alors il ne faudra pas s’étonner du retour de la bête immonde, même si elle porte un costume à la con. Au fond, Warren Ellis, comme Grant Morrison, Garth Ennis, Neil Gaiman ou Alan Moore (tous british), n’a de cesse de questionner la notion de pouvoir et de ses détenteurs (« The Autority », par exemple). Pas de « un grand pouvoir implique de grandes responsabilités ». Avec lui, c’est : « pas de pouvoir du tout » ! Hi Comics nous propose donc de (re)découvrir la trilogie dite « du surhomme », un ouvrage dans le plus pur style de Warren Ellis, auparavant éditée en VF par Milady en trois volumes indépendants. Pour 30€, la présente édition comporte de belles galeries de couvertures, et surtout trois récits politiques d’anthologie pour les amateurs de BD britannique qui ne mâche pas ses mots, le tout au sein d’un volume solidement relié et cartonné. Indispensable en ces temps d’overdose super-héroïque et de discours affligeants sur le nécessaire retour des « hommes forts ».

10
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