Nikolavitch cause dans le poste : Super-traumas de destruction massive

Découvrez la chronique "Nikolavitch cause dans le poste" où Alex nous fera part de ses réflexions sur les comics et la pop culture. Pour le 11 Septembre, notre maître de cérémonie aborde le traumatisme chez le super-héros.

 

 

Super-traumas de destruction massive

 

On le sait tous, pour peu qu'on ait un peu mis le nez dans les illustrés racontant les aventures de l'un  ou l'autre super-slip combattant au nom de la vérité, de la justice ou de quoi que ce soit du même genre : leur origine est généralement lié à un traumatisme personnel plus qu'à l'obtention des pouvoirs. Pas de Spider-man s'interrogeant sur ses responsabilité sans la mort de l'Oncle Ben. Pas de Batman en croisade, sacrifiant sa vie dorée de milliardaire à une guerre sans fin sans l'agression subie par Thomas et Martha Wayne.

 

Tout Gotham sait ce qui s'est passé, mais la douleur de Bruce reste du domaine de l'intime.

 

Pas de Billy Butcher sans le viol de Rebecca et ses conséquences. (oui, bon, Butcher n'est pas exactement un super-héros, je sais). Pas de Docteur Strange sans la perte de sa dextérité de chirurgien qui l'a conduit à chercher des solutions drastiques et irrationnelles et à se remettre totalement en question sur le plan personnel. Pas de Wolverine en quête de lui-même sans les tripatouillages du projet Arme X. Et d'ailleurs même les X-Men mutants qui ont leur pouvoir de naissance sont souvent définis par des expériences douloureuses de leur passé : Cyclope dans son orphelinat, Magnéto et les camps, Malicia et l'accident survenu avec Carol Danvers.

 

C'est vrai que pour certains, le trauma est gratiné.

 

Il y a des exceptions, certes, mais même la perte de sa famille et de son monde par Superman, s'ils n'étaient pas le moteur de ses aventures, sont devenus pas mal constitutifs de son être et de son rapport à l'humain. Parfois, de nouveaux traumas viennent d'ailleurs enrichir un personnage au fil de sa carrière : mort de Gwen Stacy ou de Jason Todd, révélation de l'identité secrète de Matt Murdock, etc.

Une caractéristique d'un bon nombre de ces traumas, c'est qu'ils sont rendus plus traumatisants encore par une part de non-dit. Si le lecteur sait tout, Peter Parker, par contre, ne pourra se confier à personne. Pour tout son entourage, il porte le deuil de Gwen ou de Ben, mais il ne peut dire à aucun de ses amis pour quelles raisons ce deuil le touche autant, ni quelle est sa part de responsabilité dans ces morts. Ce secret qui entoure le drame contribue encore plus à l'individualiser, à le rendre profondément personnel.

 

Kapow !

 

Mais un autre cliché du genre super-héros, c'est la destruction, le côté Superman et Lex Luthor qui se bastonnent en s'envoyant des bagnoles à la tronche, ou la Chose et Hulk qui se rentrent dans le lard et font trembler les villes tout autour, l'effondrement de l'immeuble avec le méchant dedans, et jusqu'à la destruction totale de Coast City ou de planètes entières. Même après Crisis on Infinite Earths, la réécriture de l'univers induit une résilience des personnages. Certains savent encore confusément qu'il s'est passé quelque chose de grave, mais ils en minimisent la portée. Les autres font preuve d'une amnésie complète, et leurs auteurs avec.

 

Les auteurs de comics ont toujours bien aimé tout faire péter.

Curieusement, ces dévastations sont beaucoup moins traumatisantes pour nos héros pourtant sujets aux traumas, aux flashbacks et à différentes formes de stress post traumatique. Deux épisodes plus tard, les ouvriers démontent les échafaudages et tout a l'air reparti comme avant. Les flics de Gotham retrouvent des archives d'il y a vingt ans cinq épisodes après la fin de No Man's Land. Pour un lecteur ou un personnage de comics, la transformation d'une ville comme New York en une imitation de Grozny ou de Beyrouth n'est pas traumatisante a priori.

Jusqu'à une certaine matinée de septembre 2001.

 

Chacun ses tours

 Le Onze Septembre, c'est le réel qui renvoie leur propre imagerie à la figure des comics et des films catastrophe. Le choc est rude. D'un coup, ce qui était visuellement « cool » n'est plus marrant du tout quand on le voit aux infos. Il faudra une dizaine d'années pour que ces images de démolition redeviennent admissibles en tant que spectacle, ce qui est aussi le temps d'émergence d'une nouvelle génération de teenagers qui n'aura pas vécu ce traumatisme collectif.

 

Faut bien admettre que c'était un coup fumant.

 

Traumatisme collectif, c'est lâché : Par opposition au traumatisme individuel et fondateur du héros, la chute des tours secoue une bonne partie du monde. Et conduira cette dernière à aller secouer l'autre partie.

Au cinéma, ce changement de vision conduira Hollywood à modifier (d'une façon quasi stalinienne) des films et à changer le paradigme de ses récits d'action, qui pour un temps se feront un peu moins pyrotechniques. Le cas de censure de dernière minute de la scène du Spider-Man de Sam Raimi avec la toile sur le World Trade Center est de ce point de vue particulièrement emblématique, et à l'époque, les chaînes de télé envisagent d'effacer numériquement les tours des décors des épisodes de Friends (alors qu'il aurait été plus humain de supprimer complètement Friends et d'arrêter de le rediffuser, et éventuellement d'envoyer Jennifer Aniston et les autres à Guantanamo, mais c'est un autre problème).

Plus réactifs, les comics vont rapidement intégrer ce nouvel état de fait. Hormis un épisode de Cable qui prend le problème à bras le corps et laisse passer le mois suivant un attentat dans une ambassade américaine, accompagné néanmoins d'une lettre ouverte du dessinateur Igor Kordey expliquant son rapport particulier à ces évènements et pourquoi il a refusé de censurer l'épisode (lui-même, après avoir combattu en Croatie, était parti en Amérique pour que sa famille ne soit plus jamais directement confrontée à ce genre de dévastations, et il a mal vécu qu'elles le rattrapent), les autres changent clairement de braquet.

  

Dommages collatéraux

 

Dans le domaine qui nous occupe plus particulièrement, à savoir les comics, le dommage collatéral le plus connu est un graphic novel de The Authority par Brian Hitch, qui ne sera pas achevé et ne sortira jamais.

Le coup est rude, car Authority était justement la série qui était allée le plus loin dans la magnification de la destruction massive : on se souvient de ces pages en cinémascope de Londres dévastée ou de Los Angeles attaquée par des armées innombrables. D'un coup, Authority perdra son statut culte et se fera doubler, d'abord par de pures parodies, comme dans Justice League avec l'Elite, puis par un recyclage des concepts avec des personnages plus anciens, comme dans The Ultimates, réalisé comme par hasard par des auteurs ayant brillé sur le titre-modèle. Mais même là, la démesure passera plutôt par le délire technologique (la flotte d'héliporteurs) que par les destructions elles-mêmes. Néanmoins, The Ultimates jettera les bases de ce qui sera par la suite le Marvel Cinematic Universe, et nous y reviendrons d'ailleurs.

Une conséquence plus discrète, c'est qu'habitués à gérer du trauma individuel, nos héros de papier vont devoir apprendre à jouer collectif en ce qui concerne leurs deuils, et pas seulement en suivant d'un air compassé le cercueil de Superman ou de Sue Dibny. Cela donnera des choses incongrues, comme cet épisode de Spider-Man dans lequel le héros pleure sur les ruines du WTC.

 

C'est peut-être la première fois que Parker a une telle réaction devant un chproum.


Car dans les années 2000, le trauma est vécu autant par le héros de l'histoire que par son public, de façon ouverte. La façon dont le lecteur a vécu la mort de Gwen Stacy ou de Phénix se faisait en connivence. Là, elle se fait en communion. C'est toute la société qui porte le deuil, et le héros avec, en tant qu'émanation de celle-ci. Il reprend son rôle ancestral de représentant du public, de support d'identification cathartique.

 

Arrête ton cinéma

 

Ce rapport drame individuel / drame collectif du super-héros se joue à un autre niveau. Contrairement à l'expérience cinématographique qui se vit à plusieurs, la lecture d'un comics est (et c'est pas le bon docteur Wertham qui me contredira) un plaisir solitaire. La catharsis d'un spectacle est conçue comme quelque chose de collectif, alors qu'elle n'est pas toujours collective à l'écran : la confrontation entre Spider-Man et le Bouffon, dans le premier film de Raimi consacré au personnage, est un moment assez intime, une fois passée la phase de baston-je-pète-les-murs, mais elle fait collectivement vibrer ses spectateurs, surtout si la musique est à fond (On n'insistera jamais assez sur la façon dont la musique est un outil qui fonctionne très bien pour collectiviser l'émotion).

Les nouveaux blockbusters se sont affranchis, avec le temps, du traumatisme du World Trade Center. Les Transformers ne se gênent plus pour fracasser des villes entières, et Gotham City est à plusieurs reprises livrée au chaos et au terrorisme dans la trilogie des Batman de Nolan.

 

Et dans les films, c'est pareil, on casse tout pour le fun.

 

Intégrant Hulk, le Marvel Cinematic Universe se doit de gérer de la destruction en grand. Il commence néanmoins en douceur : Incredible Hulk et Iron Man se déroulent pour partie à l'étranger, et Captain America dans le passé. La ville qui est ravagée dans Thor est un patelin paumé  du Sud profond, dont on devine qu'il a de toute façon connu pire à la saison des tornades.

Mais à partir du moment où l'on réunit les Av… Les A… Je peux pas, désolé, mais je trouve ça débile de dire « Les Avengers ». Bref. À partir du moment où l'on réunit les Vengeurs, donc, il faut une menace qui en impose. Une menace qui signifie « là, c'est du sérieux ».

Et c'est là qu'on s'aperçoit qu'entretemps, le « 9/11 » (comme on l'écrit là-bas) devient un produit de consommation qu'on trouve sur un rack au « seven-eleven ». Il a rejoint le catalogue des images iconiques du temps, en tant qu'incarnation de la menace venue de loin qui vient frapper l'Amérique au cœur. Et donc, pour montrer que là, on est face à du lourd, on réactive cette imagerie. New York est touchée, ça signifie que la menace est grave, et que les méchants sont très méchants.

 

 

Et « New York » devient dès lors un expression spatiale renvoyant à une date, un point de repère temporel dans cet univers, comme « World Trade Center » en était devenu un dans le nôtre, avec un  avant et un après très tranchés (dans la série Ultimates qui a inspiré le film, la destruction de New York et l'invasion Chitauri sont deux évènements séparés, et New York reste un point clé : c'est Hulk qui ravage la ville, et les Ultimates auront à assumer ce point précis).

En tout cas, « New York » renvoie à un événement précis et quand des personnages en parlent, que ce soit dans Iron Man 3, Captain America : le soldat de l'hiver ou dans la série Agents of S.H.I.E.L.D., c'est précisément à l'invasion qu'ils font référence.

Une fois l'évènement digéré, s'il reste un traumatisme collectif (qui justifie pour Fury le besoin de réarmer, c'est la version locale du Patriot Act), il devient pour Stark un traumatisme individuel. Iron Man passe le film suivant à se morfondre, confronté qu'il a été à sa propre mortalité d'une façon qui lui était inhabituelle : au lieu de risquer sa peau pour le plaisir, il l'a fait avec un enjeu collectif, son échec risquant d'entraîner la mort de toute la ville. Un tel changement de perspective l'aura passablement secoué, beaucoup plus que la mort du professeur Yin Sen.

Et là, je crois que la boucle est bouclée. La collectivisation du trauma est bonne à assurer le spectacle, mais les personnages eux-mêmes fonctionnent sur des ressorts intimes. La notion de traumatisme individuel et indicible reste une des clés du genre super-héros, et si même une grande gueule comme comme Tony Stark se voit contrainte d'y venir, c'est peut-être qu'il y a une bonne raison à ça.

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