Les amis de La Vieille Mer

Après L'homme gribouillé paru en 2018, l'auteur, romancier, scénariste et critique du "mauvais genre" Serge Lehman nous propose une nouvelle plongée dans ce Paris des mystères, ce Paris ésotérique à la frontière du mythe Chtulesque avec Les Navigateurs , un roman graphique toujours édité par Delcourt , qui se situe dans le même univers que L'homme gribouillé mais dont l'intrigue se déroule quelques années avant. Un nouveau trip qui allie parfaitement le thriller, l'ode à l'amitié nostalgique et surtout une atmosphère ésotérique aussi happante qu'angoissante qui prend ici ses origines au cœur de la Vieille Mer.

Si vous avez aimé L'homme Gribouillé , vous risquez d'apprécier ce dernier album de Serge Lehman qui cette fois s'associe avec le dessinateur Stephane de Caneva, son complice notamment sur la dernière partie des Brigades Chimériques ainsi que de Métropolis. A noter que Stephane de Caneva a également travaillé sur des comics pour des maisons d'éditions américaines indépendantes et cela se ressent dans ce style semi-réaliste des Navigateurs qui emprunte à un visuel plutôt comics (notamment au niveau du chara-design précis qui rappelle notamment le travail de Charlie Adlard) avant de s'enfoncer dans de terribles atmosphères cauchemardesques avec un jeu d'encrage prononcé et un assouplissement du dessin qui rappelle à la fois un dessin d'aventure rétro et une tournure à la Moebius.

Nous sommes transportés à la lecture des Navigateurs qui s'ouvre sur une simple histoire d'amitié, quatre amis d'enfance se retrouvent, notamment lorsque l'une d'entre eux refait irruption dans leur vie bien des années plus tard. Les retrouvailles sont plus ou moins teintées d'amertume autour de cette bande de potes qui ont emprunté des chemins différents mais n'en demeurent pas moins unis. Max, écrivain,  maintient sa maison d'édition sur les rails, secondé par le distant et cultivé Max. Arthur, le troisième larron, mène une vie un peu déchirée depuis qu'un accident lui a brisé son rêve de devenir aventurier tandis que Neige, la photographe, refait irruption dans la vie du trio après des années ( d'exil ? ) en Angleterre. 

L'intrigue tourne d'abord autour de l'amitié de ces quatre âmes originaires du même quartier qui se retrouvent bientôt liés face à un monde mystérieux découlant à travers Paris. Le thriller, l'enquête se mure peu à peu dans le fantastique avec un rythme soutenu due au talent de conteur de Serge Lehman, tout de même un nom assez important de l'imaginaire en France.

Comme pour le même procédé de L'homme Gribouillé , c'est à partir d'œuvres d'art, en l'occurrence , les tableaux cauchemardesques du peintre et graveur symboliste Odilon Redon que l'intrigue des Navigateurs s'est tissé dans l'esprit de Lehman. On notera donc un bel ancrage dans l'histoire de l'art puisque le paranormal débute avec la découverte d'une fresque murale dans une maison de l'enfance. La peinture devient le passage symbolique vers un monde terrifiant qui se dévoile peu à peu jusqu'à un dernier tiers totalement surréaliste ! 

Encore une fois, l'intrigue se déroule dans ce même Paris légèrement fantaisiste avec une mise en valeur cette fois-ci de la Seine et de la mystèrieuse brigade fluviale. L'eau, un autre élément symbolique du passage, qui découle des planches hypnotiques de Stephane de Caneva qui joue adroitement avec la matière du noir et blanc.

Notons aussi l'édition hautement qualitative de Delcourt qui a compris que le dos toilé apporte un bel écrin à l'ouvrage. La premiere de couverture est tout simplement magnifique avec ses gravures cuivrées qui ressortent sous une mer nocturne et étrange. Une très belle bd d'un point de vue purement éditoriale.

Ainsi, sur le fond et la forme, Les navigateurs est un roman graphique aux frontières du surréalisme , captivant, flippant mais aussi un bel hommage à ses rêves brisés et cette amitié forgé contre vents et marées.

Un très beau cru 2024 de la bd de genre...

Êtes-vous prêt à naviguer sur la Vielle Mer ?