Nikolavitch cause dans le poste : Nietzsche et les surhommes de papier

Alex Nikolavitch nous propose une refléxion nietzschéenne autour des super héros.

Nietzsche et les surhommes de papier

 

"Il y aura toujours des monstres. Mais je n'ai pas besoin d'en devenir un pour les combattre." (Batman)

 

Le premier des super-héros est, et reste, Superman. La coïncidence (intentionnelle ou non, c'est un autre débat) de nom en a fait dans l'esprit de beaucoup un avatar du Surhomme décrit par Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra. C'est devenu un lieu commun de faire de Superman l'incarnation de l'Übermensch, et c'est par là même un moyen facile de dénigrer le super-héros, de le renvoyer à une forme de l'imaginaire maladive et entachée par la mystique des Nazis, quand bien même Goebbels y voyait un Juif dont le S sur la poitrine signifiait le Dollar. Le super-héros devient, dans cette logique, un genre de fasciste en collants, un fantasme, une incarnation de la « volonté de puissance ».

 

Le surhomme comme héritier de l'Hercule de foire.

 

Ce n'est pas forcément toujours faux, mais c'est tout à fait réducteur. Primo parce que ça ne voit du super-héros qu'une seule de ses facettes. Deuzio, parce que ça fait de même avec Nietzsche.

 

With great powers come great gimmicks

 

 

Le surhomme, c'est l'homme qui se hausse au-dessus du niveau de la bête…

Roland Barthes disait des « surhommes de la science-fiction » qu'ils étaient « réifiés », qu'ils étaient des « choses » plus que des personnages. Et il ne pensait pas particulièrement à Ben Grimm. Et de fait, plus que leur personnalité (qui peut d'ailleurs varier au fil du temps et selon les auteurs qui président à leur destinée), les super-héros se réduisent assez souvent à leur attirail iconique : costume, pouvoirs, gimmicks divers. Tous ces éléments créent la continuité dans le temps de l'identification du personnage, mais finissent par le noyer sous un déluge de détails « signifiants » qui finissent par n'en faire plus qu'un jouet combinatoire, un peu à la manière de ce qu'est devenu James Bond : le personnage n'est souvent plus qu'un prétexte à un nouveau gadget, à une nouvelle scène avec Moneypenny, à une nouvelle scène de commande de sa boisson préférée. Les leitmotivs, les « je suis le meilleur dans ma partie » ou « c'est un boulot pour Superman », destinés à créer de la connivence avec le lecteur deviennent vite des rustines commodes cherchant à démontrer qu'on est bien dans une histoire de Wolverine ou Superman, et pas dans un récit générique.

Le décorum prend facilement le pas sur le personnage, à la manière de ces drames antiques où les acteurs portaient des masques stylisés, ou du James Bond filmique dont le smoking est porté par un acteur différent à des intervalles réguliers. Les héros courent alors le risque de devenir des personnages conventionnels de la fable, schématiques, enfermés dans un récit toujours identique sur le fond et devenant peu à peu schématique lui aussi. Qui a dit « éternel retour » ? On y reviendra, justement. Et le côté feuilletonnant des récits de super-héros peut amplifier le problème : régulièrement, toute l'évolution d'une série peut se trouvée torpillée par un auteur et un editor exigeant une approche « back to the basics ». C'est ce qui était arrivé à Thor après le départ de Simonson (Thor perd sa barbe, retrouve une identité secrète, repart dans des quêtes à la Kirby) ou plus récemment à Spider-man à la suite de One More Day.

 

Who's who ? Who's what ? Who's whooaa.

 … Mais ça, Jack Kirby vous l'expliquera mieux que moi.

Exactement comme Jeanne d'Arc, le super-héros n'est pas une figure univoque. Même dans ses archétypes fondamentaux, il est varié : Batman et Superman ne représentent pas la même version de l'héroïsme, et ils ne sont bien évidemment pas « super » de la même façon ni au même degré. Et le catalogue des archétypes super-héroïques n'a fait que grandir jusqu'aux années 60, à l'époque où il a fini par se fixer.

Ne pas devenir un monstre à force d'en combattre est un leitmotiv, c'est la barrière morale du super-héros, celle qui le différencie de ses adversaires, justement. Bien des histoires tournent autour de la tentation de la justice sommaire. Certains personnages ont basculé, dans les deux sens, d'ailleurs. Batman lui-même, à ses débuts, n'hésitait pas à tuer. Mais tout comme Superman a évolué depuis ses débuts de militant gauchiste cassant du patron voyou et de la cinquième colonne fasciste avant de devenir défenseur de l'ordre établi, Batman s'est progressivement doté d'un code d'honneur, il est vrai étayé par le Comics Code. À l'inverse, le sympathique et gauchiste Green Arrow des années 70 est devenu dans les années 80 un vigilante adepte de la justice sommaire, une sorte de Charles Bronson avec une barbiche en plus de la moustache.

En ce sens, le super-héros se retrouve sur le fil, sur la négation de cet avertissement de Nietzsche : on n'est pas obligé de devenir ce que l'on combat. Mais ce risque existe, bien entendu, et l'héroïsme, c'est alors d'en avoir conscience, et de faire de cette résistance un combat de tous les instants.

De façon intéressante, c'est d'ailleurs quand il devient le monstre qu'il combattait que Spider-man devient « Superior » : possédé par l'esprit d'Octopus, Peter Parker se débarrasse de toutes ses limitations morales, programme éminemment nietzschéen s'il en est, et y gagne une efficacité redoutable, et y perd tout ce qui le rendait humain. Le Surhomme de Nietzsche est-il donc fatalement un monstre ?

À l'opposé, Batman se pose comme réalisation nietzschéenne du potentiel humain : face à un drame qui aurait pu le détruire, il choisit de devenir plus fort et pousse son corps et son esprit dans leurs ultimes limites. Il se situe sur la frontière exacte entre l'homme et le surhomme, il est l'expression d'un potentiel complètement accompli. Se pose alors la question : n'est-il pas en ce cas, bien plus que ne l'est Superman, le surhomme tel que l'envisageait Nietzsche ?

Et ce fait d'être sur le fil, dans une lutte perpétuelle et éternelle, n'est-ce pas là aussi une des conditions essentielles de l'être supérieur, chez Nietzsche ?

 

Toujours un peu plus fort

 

La volonté de puissance, c'est ce qui sépare le vilain du héros…

Une citation très connue de vous savez qui, reprise entre autres dans Conan le Barbare, indique que « tout ce qui ne te tue pas te rend plus fort ». On a parlé dernièrement dans ces colonnes de la façon dont le trauma est un élément fondateur de la plupart des super-héros, et dont son héroïsme nait justement du fait de surmonter ce trauma. Nietzsche nous parle de la Naissance de la Tragédie, mais chez le super-héros, c'est la tragédie qui constitue l'acte de naissance.

Mais pour les gens normaux, pourtant, l'adage nietzschéen tombe un peu à plat : avec tout ce qu'on se prend dans la gueule, on devrait tous finir par ressembler à Hulk. Et Dieu merci, ce n'est pas le cas (le pantalon violet, ça ne me va pas du tout au teint). Mais pour les super-héros, c'est le carburant de leurs aventures. Chaque nouvelle épreuve devient d'ailleurs un prétexte à acquérir un nouveau pouvoir, un nouveau gadget, et même un nouveau trophée dans la Batcave.

Cette façon de surmonter l'épreuve fait partie intégrante de la narration : c'est parce qu'il s'est fait casser le dos par Bane que Batman doit se reprendre, guérir, se remettre à niveau, et finir par vaincre son adversaire. C'est la structure classique en 3 actes : exposition des enjeux et première escarmouche, victoire temporaire du méchant, victoire finale du gentil. Ça aussi, ça vient des Grecs, ils sont partout (mais bon, dans La Poétique, Aristote ne le formulait pas tout à fait comme ça, je le reconnais).

Superman, lui, en authentique surhomme qui se respecte, réussit à même vaincre la mort, après avoir succombé sous les coups. De cette façon, il entre d'ailleurs dans une forme d'éternité…

 

Back in the action again and again and again and…

 

… Tout comme la capacité à se poser des limites. En général.

Un des concepts remis au goût du jour par le vieux Friedrich est celui de l'Eternel Retour. Il provient, comme beaucoup de choses en philo, des anciens Grecs (notamment ce vieux salopard de Platon, mais ce n'était pas le seul), et avant eux des anciens Babyloniens, qui avaient postulé la Grande Année astrologique, à l'issue de laquelle, les astres reprenant leur configuration de départ, leurs influences provoquent sur Terre les mêmes résultats. Dans certaines versions, la création et la fin du monde elles-mêmes étaient soumises à ce cycle, et se reproduisaient périodiquement.

Chez Nietzsche, le combat est éternel (Superman parlerait de « never ending battle ») et de toute façon, le nombre d'éléments de l'univers étant fini, quoiqu'énorme, il finira toujours à un moment ou à un autre par reprendre une configuration qui a déjà existé par le passé.

Tout lecteur de comics a remarqué leur caractère combinatoire, dont nous évoquions d'ailleurs ci-dessus une autre des facettes. Mais il est évident qu'une aventure d'un personnage reprend toujours à peu près les mêmes éléments, et l'évènement, c'est quand un élément nouveau est introduit (ou un élément ancien sous une nouvelle forme, par exemple un nouveau Robin dans Batman) ou au contraire quand cet élément est retiré du jeu (par exemple, on tue un Robin dans Batman). Cette récréation d'un nouveau statuquo peut durer dans le temps (Daredevil qui n'est plus avocat à l'issue de Born Again) ou n'être que de courte durée (Thor qui n'a plus d'identité humaine chez Simonson, mais à qui les successeurs de Simonson en affectent une nouvelle) (et Stratz… Scractz… Scratz… JMS… a fini par lui rendre son identité humaine de départ).

Et les Riboutes et autres Craïzisses renforcent ce côté répétitif, d'autant qu'ils sont souvent l'occasion d'une réitération des origines des personnages. Mais on a déjà évoqué tostucut ça. Voilà que même les arguments nous font le coup de l'éternel retour (c'est vachement bien, Nietzsche, pour faire genre c'est une astuce de construction de l'article alors qu'en vrai, je radote en râlant comme si j'étais un des deux petits vieux dans le Muppet Show).

L'éternel retour se matérialise aussi d'une autre façon. « Qui vit de combattre un ennemi a tout intérêt à ce qu'il reste en vie » nous rappelle une fois encore le père Nietzsche. Et de fait, que ce soient Fatalis, Lex Luthor ou le Joker, les super-vilains reviennent toujours, et le héros hésite toujours à les tuer. Et même quand ils meurent, ils reviennent quand même. Même le Bouffon Vert, souvenez-vous. D'abord, on a eu de nouveaux Bouffons (et Super-Bouffons), puis le modèle d'origine a fini par être ressuscité. On n'en sort jamais. Et le gros problème narratif des héros qui tuent leurs ennemis, comme le Punisher, c'est leur absence d'adversaires récurrents. Du coup, c'est pire : le Punisher se retrouve confronté à des hordes d'ennemis interchangeables, réduits souvent à une affiliation (mafia italienne, mafia russe, militaire corrompu, mafia albanaise, politicien corrompu, mafia chinoise, militaire psychopathe, mafia japonaise, militaire russe) (là aussi l'aspect combinatoire joue à fond) et ses aventures, du coup, se déroulent dans une sorte d'éternel présent.

 

Trop puissant

 

Le sujet de la compo de philo de la semaine : interprétez cette image en termes nietzschéens. Je relève les copies dans deux heures.

Un détail sur lequel le super-héros est généralement non-nietzschéen, c'est celui de la Volonté de Puissance. Le concept peut se prêter à plusieurs interprétations, d'autant qu'il a été recyclé et popularisé par la frangine de Nietzsche, qui a fait beaucoup pour créer cette image de précurseur des Nazis qu'il se traine). Mais le héros classique n'y est soumis que dans sa manière de se réaliser pleinement en tant que héros, pas dans une tentative de domination d'autrui. Par son altruisme, le super-héros se retrouve en contradiction directe avec le sens de l'Übermensch qui se débarrasse des entraves de la pitié et de la morale.

L'autre versant est représenté par le super-vilain, qui cède souvent aux attraits les plus primaires de la volonté de puissance : nombre d'entre eux sont lancés dans une quête effrénée du pouvoir, et font des sacrifices délirants pour l'obtenir (le cas extrême étant celui des Four, dans Planetary).

On en revient donc (éternel retour, quand tu nous tiens) aux distinctions entre le monstre et celui qui le combat, entre la puissance pour la puissance, et la puissance au service d'un idéal. Tout se recoupe, ou tout se reboucle.

Eh ouais, les enfants, il y a tout ça dans nos illustrés préférés…

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