SECRET CRISIS, LE CROSSOVER OFFICIEUX, Partie ∞ (3/3)

Fin de la partie ∞ de l'analyse de Jack! sur le Multivers de DC Comics

IL S'AGIT DES MONDES DE GRANT MORRISON, ON NE FAIT QU'Y VIVRE...


Corpus Hypercubus de Salvador Dali (1954)

 

Depuis le début de sa carrière "grand public" chez DC Comics (JLA - 1996), Grant Morrison s'est échiné a bâtir une œuvre cohérente entretenant une continuité solide entre ses séries. Par exemple, de l'univers-enfant Qweq (All Star Superman) nait le chasseur Neh Buh Loh (JLA Classified) travaillant pour le compte des Sheeda (Seven Soldiers of Victory); alors que le prophétique Rock of Ages (JLA) précède la Crise Finale (Final Crisis) dont Mister Miracle (Seven Soldiers) est l'un des acteurs déterminants. Surtout, les récits Flex Mentallo et JLA: Earth Two préparent le retour du multivers (52) avec huit ans d'avance.

Si on ne peut négliger l'importance d'auteurs comme Alan Moore et sa leçon d'anatomie (Swamp thing)1, technique d'écriture essentielle aux comics modernes, mais aussi Suprême, œuvre charnière qui entretient des accointances avec notre sujet, il faut avouer que Grant Morrison a eu un impact significatif sur la manière d'aborder le super-héros moderne en réinterprétant et en rétablissant les éléments d'un âge d'argent (1956-1970) qu'il affectionne tant.

Pourquoi créer quand le matériel pour consolider une intrigue existe déjà dans une des nombreuses aventures de nos héros quinquagénaires ? ("je ne créé pas, j'innove!" – Double-Face² dans Batman #700). C'est ce qu'on appellera le Docu-Révisionnisme, une méthode de réécriture qui consiste à piocher dans le vaste passif des héros pour donner de la consistance aux changements et les enrichir d'une nouvelle couche de lecture2.

Le Docu-Révisionnisme découle d'une pensée simple, "tout est canon"3, qui amena Mark Waid, Tom Peyer, Karl Kesel, Mike Carlin et, bien entendu, Grant Morrison a établir le concept de l'Hypertemps en 1998.

 

''Hypertemps est notre nom pour le vaste collectif des Terres parallèles dans lesquelles vous trouverez toutes les histoires de DC jamais publiées – mais c'est aussi bien plus que ça. Le modèle standard des chronologies alternatives est comme les affluents d'une rivière, d'accord ? La chronologie régulière est le courant principale […]. Bien, imaginez que, parfois, ces affluents retournent dans le courant principale, parfois pour un moment, parfois pour toujours. D'autres fois, ils se rencontrent seulement pendant un bref moment avant de poursuivre dans une toute nouvelle direction – et, la plupart du temps, personne n'est témoin de ces écarts à part les fans.

Pour faire court, la réalité de l'univers DC est bien plus malléable que nous le pensions et permet plus de merveilles et de possibilités que nous n'en ayons jamais imaginées.''

Mark Waid, 1998

 

L'hypertemps devait mettre fin à la vague Grim & Gritty en permettant aux super-héros DC de renouer avec les histoires colorées de l'avant Crisis On Infinite Earth. Si Mark Waid inaugure le concept avec The Kingdom (1998), Morrison basera toute son œuvre sur le sujet. Son parcourt sur Batman (2005-2013) en est le plus bel exemple:

Dans la saga Batman R.I.P. (Batman, Final Crisis, Batman & Robin et The Return of Bruce Wayne), le justicier de Gotham est pourchassé par une créature d'un autre Monde. L'hyper-adaptateur de Darkseid remonte la ligne temporelle des Wayne, laissant des traces sur son passage avant de ''posséder'' un aïeul de Bruce Wayne: le psychiatre diabolique Simon Hurt (première apparition dans Batman #156, 1963).

A travers ce parasite dimensionnel, Morrison réécrit les fondations du personnage (il est fort possible que Hurt soit responsable de la mort des parents Wayne) et le mythe (offrant une dimension historique au symbole de la chauve-souris) avant de combler le "trou de mémoire" du justicier avec son "passé occulté": Bat-farfadet, invasion extra-terrestre, savant fou et costume multicolore se réconcilient au détour d'astuces qui se voudront délibérément terre-à-terre (vision, drogue, perturbation mentale)4.

Pendant huit ans, Grant Morrison fait de l'histoire de Batman une grand tapisserie qui implique le lecteur dans un jeu de détective où chaque numéro paru peut être la clé de l'énigme. Cette implication est courante chez l'auteur, elle sert de lien directe entre la fiction et le réel.

 


Batman découvre la limite entre nos mondes. Que va-t-il faire ?

 

Rares sont les héros qui ne se rendent pas comptent de leur situation chez Morrison et, donc, de leur 2-Dimensionnalité (voir la deuxième partie sur l'hypercube). Si Animal Man s'invite chez le tout puissant scénariste (Animal Man #26), le chrono-voyageur Rip Hunter découvre qu'il fait partie d'une dimension plate (une page) où il est surveillé (par le lecteur). Même Batman, le détective ultime, touche du doigt la membrane qui le sépare du lecteur dans les vestiges du Quatrième Monde. Il préférera cependant le confort de sa croisade éternelle au risque d'une découverte qui l'amènerait à remettre en question sa propre existence (The Return of Bruce Wayne #6).

Et puis il y a Crazy Jane, l'héroïne schizophrène de la Doom Patrol qui se réveille dans un hôpital psychiatrique et comprend qu'elle a imaginé toutes ses aventures. Ou serait-il possible qu'elle soit une lectrice tellement en osmose avec ses doubles parallèles (64 personnalités) qu'elle peut briser le quatrième mur pour se réfugier dans le comic-book ? Cette idée coïncide avec la conception du multivers selon Gardner Fox (Flash of Two World) et Grant Morrison : le héros est véritable dans un monde mais ses aventures sont relatées sous forme de fiction sur les multiples Terres, et ce ne serait pas la première fois qu'un acteur du réel s'impose dans une œuvre de Morrison (qui jure qu'il a rencontré tous le protagonistes des Invisibles).

 

 


C'est un travail pour Superman !

 

Le multivers (et Multiversity) marque donc non seulement l'achèvement de la "grande œuvre cohérente" en concrétisant l'hypertemps, mais il représente aussi l'accomplissement méta-textuel de Grant Morrison ou ''comic Ultra-Post-Futuriste'' comme il l'appelle dans Flex Mentallo5. Il définit clairement la limite où la fiction et le réel se rencontrent, juste derrière le Mur Source du Quatrième Monde, ou plus exactement le Quatrième Mur qui permet, une fois brisé, le dialogue entre le personnage de fiction et le lecteur (plus souvent dans un sens que dans l'autre).

Chez Morrison, cette rencontre entre le réel et la fiction est affaire d'inspiration, celle qu'exerce le super-héros sur l'Homme. Cette obsession remonte à loin. Dans The Flash #138 (vol.2), l'homme le plus rapide convainc le monde entier de courir avec lui pour sauver la Terre d'une course mortelle. Dans Flex Mentallo, Wally Sage (avatar de Grant Morrison) est sauvé par Flex et les Super-Héros qui se sont retirés dans un monde fictif (les comics) pour échapper aux marasmes de la dépression. En conclusion de son run sur la JLA, les ligueurs, dépassés par leur ennemi, fournissent au peuple de la Terre les super-pouvoirs nécessaires pour les aider, les appelant à les "rejoindre dans le soleil"6. Et dans Final Crisis (2009), Métron explique aux super-héros qu'ils sont les Nouveaux Dieux du Cinquième Monde. L'auteur suppose du titre ''Quatrième Monde'', dont personne ne peut certifier pour sûr de son origine, qu'il résulte d'un héritage et appelle donc à une nouvelle incarnation.

Il le justifie par la déification officielle des super-héros de DC Comics (qu'il apparentait déjà au panthéon grec). Ce faisant, il place le cycle ''Ragnarok'', voulu originellement par Jack Kirby pour Thor, au centre d'une nouvelle ère où les Néo-Néo-Dieux, modèles d'espérance et de bonté, vénérés par des millions de lecteurs, sont issus d'un divertissement populaire qui remplace la Bible.

Mais ces rencontres ne seront jamais aussi significatives qu'avec All Star Superman #10. Dans ce numéro, l'Homme d'Acier, mourant d'un empoisonnement solaire, sauve une fille sur le point de se jeter du haut d'un immeuble.

Morrison recevra de nombreuses lettres après la parution de cet épisode, notamment d'une personne ''au bord du gouffre'' qui comprendra la futilité de son geste lors de sa lecture. A travers un écrivain reconnu pour briser fréquemment la barrière du quatrième mûr, Superman vient de sauver une vie.

 


- ''Comment pouvez vous vivre dans un monde sans super-héros ?

- ''On fait avec.''

L'avant dernier numéro de Multiversity devrait d'ailleurs pousser cette rencontre fiction/réel à son firmament. Il se déroulera sur la Terre-33 (notre Terre à nous) et invitera le lecteur à prendre part directement à la sauvegarde du multivers:

''Nous savons qu'il n'y a pas de super-héros sur notre monde; aucun. A quoi ressemble un super-héros sur Terre ? Eh bien, il est fait de papier ou il apparaît sur pellicule. J'ai donc pris sur moi de créer le premier super-héros de notre monde, ce comic étant cela. Je suis fasciné par l'idée que nous nous faisons sur cette planète du ''Livre Religieux''. Fasciné par la façon dont il se répand en tant que représentant de dieu. Il n'est pas seulement la parole de dieu, il est dieu lui-même. Le peuple prend ses instructions de lui et il devient un langage programmé auquel il est facile de se référé, un manuel. Je voulais faire ça avec un comic de super-héros d'une certaine manière.

Vous allez voir comment ça marche. J'ai utilisé beaucoup de messages subliminaux hypnotiques. Il y a cette vieille technique que Stan Lee utilisait – c'était très populaire chez Marvel – où le comics nous parlait. Je réutilise ça et, ce faisant, je crois que nous avons vraiment créé le premier super-humain moderne de notre monde. Vous verrez comment il fonctionne lorsque vous lirez ce comic. Ensuite, le premier super-humain doit combattre la plus malfaisante des entités.

Car les méchants de Multiversity qui attaquent le multivers s'en prennent aussi au monde réel, et ce comic est leur seul moyen d'y pénétrer. Ça devient une confrontation entre le lecteur et le méchant sur les pages d'un comic. C'est plutôt effrayant en fait. Ça me fait peur à moi en tout cas !''

Grant Morrison, 2014

 

 

 

______________________________________________________

1 Leçon d'anatomie: l'auteur déconstruit le héros avant de le rétablir à l'orée d'une nouvelle révélation au sujet de ses origines (exemple: le Green Arrow de Jeff Lemire). D'une certaine manière, le héros ''meurt'' à nouveau pour mieux se reconstruit lors d'une origine secondaire, tertiaire, etc. De cette manière, le scénariste se débarrasse généralement de l'apport des auteurs précédents.

2 Au contraire du Krypto-Révisionnisme qui permet au lecteur d'oublier les éléments de la continuité qu'il ne veut pas considérer comme en faisant partie.

3 Le terme Canon est souvent mal compris par les lecteurs. Il n'est pas démocratique. Sont canons seulement les histoires que les exécutifs décident faire partie de la continuité officielle. Sinon, c'est du krypto-révisionnisme (voir ci-dessus).Par exemple, depuis cette année, seuls les films Star Wars, les séries animées et les prochains comics de Marvel sont canons.

4 Au contraire, lorsque Morrison s'occupe de la réécriture (cette fois-ci délibérée) de Superman pour la Renaissance DC (Action Comics), il explique que plusieurs moments du passé de l'homme d'acier sont ravagés par les super-armes de la cinquième dimension. Ils aboutiront notamment à la mort prématurée des parents Kent, obligeant Superman à se former différemment de son prédécesseur (la version pré-Flashpoint). Ce faisant, Morrison prouve que Superman est en adéquation avec les éléments fantastiques qui composent son univers. Si le lecteur pouvait supposer que le Bat-farfadet de Batman R.I.P. n'était qu'une élucubration due à la drogue, les ennemis de Superman, Vindyktx et Mxyzptlk eux, sont bien "réels".

5 D'ailleurs, Multiversity fait directement référence au chef d'œuvre méta-textuel du scénariste (que l'on considérera comme la première pièce du manifeste Morrison) lorsque Nix Uotan se réveille d'un trip en jetant des pilules et son comics par terre, renvoyant au scénariste Wally Sage qui fait une overdose avant d'être sauvé par Flex MentalloLes deux mini-séries entrent même en opposition puisque Flex appelle le lecteur, sur la couverture du premier numéro, à acheter le comics sous peine de déclencher l'apocalypse, alors que la dernière page de Multiversity supplie le lecteur de jeter le comic pour sauver la création. Un début et une fin.

6 "Tu leur as donné un idéal auquel aspirer, tu as personnifié leurs plus hautes aspirations. Ils s'élanceront, trébucheront, tomberont et ramperont en râlant, pour enfin te rejoindre dans le soleil, Kael-El." Jor-El (Marlon Brando), Superman, réalisé par Richard Donner en 1978.

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